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60 millions de social-traîtres II

« Chaque homme sait, au fond de lui, qu'il n'est qu'un tas de merde sans intérêt. » (Valerie Solanas)

Death in June, Diabologum, Suicide

Il y a un moment où le traducteur, conscient de l'imperfection ontologique (et vlan !) de sa tâche, abandonne tout espoir. Quand il entend ces deux voix, celle de la femme d'abord, qui dit d'une voix diaphane qu'elle aime la mer par-dessus tout — croit-elle — bien qu'elle en ait peur, puis celle de l'homme, qui lui répond que nous avons sans doute tous un peu peur de ce que nous aimons (d'aimer ?), il bute, il s'entête, il s'irrite : il y a ce I guess... Ce foutu et sublime I guess qui contamine toutes les traductions françaises de romans noirs, blancs, fluorescents, claudiquants surtout :

Je suppose... Je crois... J'imagine...

Non, cela ne convient pas toujours... Cela atténue ou renforce trop. Pas sorti de l'auberge, le traducteur perfectionniste. C'est un artisanat pathogène, si l'on y pense trop.

Alors le traducteur arrête d'écouter ce morceau de Death in June dont il ne pourra pas communiquer l'élément sublime à ceux de ses lecteurs qui ne comprennent nib à l'anglais.

Et il écoute alors un morceau de rock français. N'oubliant jamais la sentence méchante et lucide de John Lennon : le rock français, c'est comme le vin anglais. Bien sûr. Mais Diabologum, le traducteur n'en connaît pas d'équivalent anglo-saxon.

La post-avant-garde cassera les prix mais jamais l'ambiance

Le traducteur se paye de mots. Comment faire autrement ? Du tube post-punk des Chameleons il retient autant l'ampleur de la guitare et la noirceur chaude de la voix que les paroles, là encore pondues par un poète. Et le traducteur retombe en désespoir : cette langue est trop puissante, trop concentrée. There must be something wrong, boys.

Qu'aurait fait le traducteur en 1942 ? Il n'aurait pas levé le petit doigt. Il est déjà lourdement incapable de lutter en 2013 contre la nouvelle lingua franca : à vrai dire il en vit. Il collabore avec l'occupant, qui pourtant ne le menace pas de la moindre torture ou mort subite. Parfois Lingua F. le déprime, elle est souvent très laide, trop rouged (fardée), c'est une langue qui si souvent fait la pute ! Si souvent !

Quand elle s'arrête de vouloir vendre des choses, elle peut toucher à la quintessence poétique. Grandaddy, si cela n'émouvait personne, ce serait, comment dire ? Mauvais signe, non ?

Et ces doubles sens ! Can I come over tonight ? We could have a real cool time.

C'est Iggy Pop qui chantait ça. Un texte suintant l'obsession hormonale adolescente, répétitif, insistant. Extrêmement con quand on le traduit ? Mais justement, cela ne se traduit pas, le traducteur vous l'a bien dit, ou plutôt il a essayé, il ne sait plus... Venir chez sa copine pour lui mettre un coup, quoi. Come over : venir, puis venir (all over your tits). Le traducteur a dégoté une reprise du morceau par Half Japanese, groupe dont il ne savait rien. C'est 2.0, c'est moderne à en frissonner, c'est Grooveshark et ses suggestions plutôt malines. Malines ? Malignes ?

Regardez le cuistre se caresser, ici :

Le lexème « maline » ou sa variante au pluriel sont tout simplement introuvables sur un corpus de 22 œuvres allant de Marivaux à Proust.

Eh bien le traducteur, qui abhorre les cuistres, se servira du mot « maline », comme tout le monde. Une langue figée est une langue bientôt morte. Bien sûr le traducteur enfonce aussi des portes ouvertes (et se sert de clichés). Le français, ils voudraient le figer. Il y a des académies et des pisse-froid pour cela. L'anglais s'amuse, en face. Il domine largement. Filons la métaphore. C'est le Bayern München contre le FC Barcelona la semaine dernière. C'est McEnroe contre Borg en 1981. L'éternel combat de la jeunesse décomplexée contre la vieillesse qui sent la mort. Grooveshark est malin mais il ne veut pas notre perte. Du moins pas consciemment.

Pourquoi donc des Français n'écriraient-ils pas en anglais, après tout ? Quand c'est fait comme chez le Married Monk, le traducteur s'incline. Traducteur à qui sa mémoire souffle que l'artiste serait tout de même anglophone de naissance, un peu, sur les bords. Mais sa mémoire lui joue sans doute des tours. Il s'appelle Christian Quermelet, le chanteur. Pas très anglais, certes... (Pendant qu'il y est, le traducteur informe Grooveshark — il le fait vraiment, par un autre canal que ce blog d'élite — que la version de Roma Amor annoncée comme faisant partie de l'album studio R/O/C/K/Y n'est pas la bonne : Grooveshark ne propose la chanson qu'enregistrée en concert par Bernard Lenoir pour France Inter. Celle que le lecteur de ces lignes écoute peut-être en ce moment.)

Et puis on a fini pour la semaine. Le traducteur n'a pas envie d'essayer de rendre en français les lyrics d'Antipop Consortium, cela les affadirait de manière criminelle :

Shark-infested water
Message in a bottle
No man is an island
Individual visual MC
Me I love life

« Il y aussi le rap français», pense alors le traducteur. Mais il ne faut quand même pas se foutre de la gueule du monde.

Don Calvus le 04/05/13 à 21 h 04 dans Musical-traître
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