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60 millions de social-traîtres II

« Chaque homme sait, au fond de lui, qu'il n'est qu'un tas de merde sans intérêt. » (Valerie Solanas)

Culture minimale

Je lis un bouquin américain et je m'énerve en permanence contre la traduction. Les dialogues, notamment, en pâtissent sévèrement. Sans repasser mentalement par l'américain, je parie qu'un lecteur monoglotte n'y comprend pas grand-chose. À quoi sert une telle traduction ?

Quelques exemples. En parlant des influences culinaires dans un restaurant branché :

— Il y a certainement une influence de la ceinture du Pacifique aussi, ajoute Stephen.

Ici c'est le « certainement » qui bloque : d'abord, la formulation n'est pas très naturelle en français ; ensuite il y a contresens, l'usage (plus que probable, même si je n'ai pas l'original sous la main) de l'adverbe « certainly » dans ce contexte voulant bien dire ce qu'il veut dire (l'influence est certaine) alors qu'en français on est, comme avec « sans doute », dans le soupçon, l'hypothétique, le peut-être — la non-certitude. Alors pourquoi ne pas opter pour « Il y a aussi une influence certaine de... » ? Bien sûr on transforme un adverbe en adjectif, la structure bouge, mais le sens est gardé. Le sens avant tout ! (Au passage, on remet le « aussi » à une place plus naturelle en français, alors que « too » vient souvent à la fin des phrases en anglais.)

Autre problème chez ce Pierre Guglielmina : le manque de culture. De sous-culture rock, plus exactement (je ne doute pas que l'animal soit très cultivé par ailleurs). Et côté références musicales, on n'est jamais dans du très pointu avec l'auteur, jugez plutôt, dans ce bout de dialogue de séduction. L'homme :

— Le temps des hésitations est terminé, dis-je dans ses cheveux, me pressant contre elle (...)

On reconnaît, même sans avoir lu le livre, le vers de Light My Fire, un des morceaux les plus célèbres des Doors, pas exactement un groupe d'inconnus. « The time to hesitate is through. » Il faut rendre apparente, d'une manière ou d'une autre, cette référence : note de bas de page, au pire, et au mieux, faire ce que le traducteur fait ailleurs : laisser en anglais dans le texte. Mais il eût fallu pour cela décrypter la référence. Et quand il laisse parfois de l'anglais, il le fait au mépris du lecteur monoglotte, sans traduction en bas de page, et à des endroits où traduire poserait en fait beaucoup moins de problèmes. Exemple, où le narrateur ironise sur la culture reggae :

— Bon, on pourrait au moins écrire une chanson qui ne serait pas du reggae et qui ne commencerait pas par « I was a trippin in da crack house late last night » ? dis-je. Ou un truc du genre « Dere's a rat in da kitchen — what I gonna do ? »

Pire, plus tôt dans ce chapitre, le narrateur est accueilli par les moqueries de ses compères, qui reprennent à son intention quelques paroles de Tommy des Who. Paroles laissées logiquement en anglais, sur six lignes de dialogues parfaitement incompréhensibles pour le lecteur ne comprenant pas cette langue, c'est-à-dire le client idéal de cette traduction. La note du traducteur est-elle une idée qui se perd ?

De même, la phrase « We'll slide down the surface of things... », extraite du Even Better Than the Real Thing de U2, sert de leitmotiv à un chapitre entier du roman. Nulle part elle n'est traduite pour le plouc qui ne la comprendrait pas.

La logique de tout cela m'échappe. Le livre est un best-seller, Glamorama, de Brett Easton Ellis. Si on doit refaire mentalement la traduction dans deux ou trois sens pour comprendre les dialogues, je me permets de dire qu'il y a peut-être un ratage quelque part, surtout dans un livre qui est littéralement truffé de dialogues et de références culturelles. Le narrateur Victor Ward utilise comme répliques des paroles de chansons en permanence. En gros, à chaque fois qu'une phrase sonne vraiment mal dans la traduction, vous pouvez être sûr qu'il y a anguille sous roche, et qu'une note explicative aurait peut-être été bienvenue...

Nikita Calvus-Mons le 18/11/07 à 20 h 56 dans Traduc-traître
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Commentaires

J'étais tombé comme ça sur une traduction d'Acid Test de Tom Wolfe. Je sais pas si l'original vaut quelque chose (je pense que ça a mal vieilli), mais j'ai abandonné le bouquin à la deuxième page, sur un paragraphe qui commençait par quelque chose comme

Et il mit dans le huit pistes pourri une cassette des Morts Reconnaissants.

Aboli Maurice Biraud - 18.11.07 à 21:54 - # - Répondre -

Re:

Haha ! Excellent. (Incroyable quand même que ce soit publié... Ma naïveté en prend un grand coup, là.)

La trad d'American Psycho contient quelques morceaux de bravoure, je me souviens notamment de « j'achète le dernier CD de Huey Lewis et celui des News ».

Manchette dans ses Chroniques avait aussi noté un exemple édifiant de traduction de la locution sky's the limit. Faut que je retrouve ça.

60millions - 18.11.07 à 22:00 - # - Répondre -

re

Autre option possible pour l'histoire du pacifique : assurément à la place de certainement.

Catherine - 19.11.07 à 11:24 - # - Répondre -

Re: re

Pour sûr !

Tiens, la nuit dernière, plus loin dans le livre, une erreur aussi gigantesque que Grateful Dead : « les jumelles Aphex » !

60millions - 19.11.07 à 21:09 - # - Répondre -

Remarquable analyse cher Nikita, je suis très sincèrement scié.

Merde aussi j'avais pas vraiment aimé Glamorama, sans doute que ça coinçait à cause des quelques scories de PG.

Celà dit, je peux appeler Bret et lui dire que tu es prêt à prendre la relève pour le prochain (qui sort en 2009).

Je réalise que mon français mérite une rétrotraduction aussi.

pdf - 30.11.07 à 01:33 - # - Répondre -

Re:

Glamorama est un des romans les plus mal traduit que j'ai jamais lu ; il y a par exemple un contre-sens quasi surréaliste sur le terme "shit", qui revient régulièrement. Le contexte ne laisse aucun doute sur le fait qu'il s'agisse de merde, pas de résine de cannabis.
Mais dans le genre, les traductions de Matthieussent sont bien pourries aussi.

Lorenzo - 01.12.07 à 02:59 - # - Répondre -

j'en rajoute...

Je retouve le fameux "dernier CD de Huey Lewis et celui des News" dans les commentaires et je m'extasie devant ces jumelles Aphex que je ne connaissais pas (c'est dans la trad française de Glamorama ?).

Mais si le manque de culture rock reste l'écueil le plus évident dans beaucoup de traductions, pas besoin de se cantonner aux niches culturelles pour grincer des dents. Lorsqu'on lit que quelque chose ne correspond pas au "niveau ordinaire de magie" dans Harry Potter, c'est parce qu'en anglais on évoque l' Ordinary Magic Level (avec des majuscules), l'équivalent magique du O Level (ordinary level) - sorte de Brevet des Collèges pour la classe de Seconde. On n'est plus dans un contexte de culture spécialisée.
De même, cette semaine dans les premiers épisodes de la nouvelle saison de la série télé House, diffusée sur TF1 : "Vous êtes mormon ? Vous portez la bague de Bring' Em' Young" (je paraphrase). Si le traducteur avait suivi un minimum de cours de civilisation, lu les aventures de Sherlock Holmes, vu l'épisode des Brigades du Tigre (!) sur les mormons ou simplement eu un minimum de culture générale / flair / capacité de remise en question, il aurait soit compris, soit trouvé, qu'on parlait de Brigham Young, l'un des fondateurs de l'église mormonne.

Si ces cas ne sont pas légion, ils sont pourtant de plus en plus fréquents. Avant même d'envisager des lacunes en matière de culture populaire contemporaine, je suis forcé de constater l'apauvrissement de la culture générale des traducteurs (et probablement une certaine fainéantise) alors même que l'accès à la culture anglo-saxonne est chaque jour plus facile.

Tigreat - 21.02.09 à 03:39 - # - Répondre -

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