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60 millions de social-traîtres

« Chaque homme sait, au fond de lui, qu'il n'est qu'un tas de merde sans intérêt. » (Valerie Solanas)

En ce moment, je couche avec un bouquin

L'écriture d'un premier roman s'apparente à une histoire d'amour adultère. Les premiers temps se vivent cachés, complètement hors du monde, avec une vigueur et un enthousiasme uniques — et qui ne reviendront que par bribes indispensables.

La vie réelle reprend ensuite un instant ses droits. Cela peut prendre plusieurs formes, mais cela éloigne de toute façon de la passion. Parfois, l'on s'interroge sur la nécessité de revenir à l'amour, à cette histoire qu'on écrit. Parfois, la question ne se pose pas.

Dans cette période d'éloignement, où la famille, le boulot, ou les fêtes de fin d'année — c'est-à-dire encore la famille — accaparent tout l'espace, on hésite entre tout raconter au premier venu pour invoquer un peu le pouvoir de l'absente et fermer sa gueule parce qu'on sait que divulguer ce secret serait le condamner un peu.

« Tu es amoureux en ce moment ? — Oui... — Comment s'appelle-t-elle ? »

« Qu'est-ce que tu fais en ce moment ? — Eh bien, j'écris un roman. — C'est quoi, le titre ? »

Soyons honnêtes. Cette question intervient en général après une autre, un peu plus dangereuse.

« Ça raconte quoi ? »

Ici, il est aussi difficile de répondre — même quand on le souhaite sincèrement — qu'à cette question posée à l'amoureux transi : « Ça va, t'es heureux, ça se passe bien ? » Dévoiler le caractère adultère de la relation, c'est s'attirer des tas de recommandations morales et psychologiques. Prendre le risque de déflorer, même un peu, la trame du roman en train de s'écrire, c'est lui ôter la part de mystère qu'il est bon de garder pour soi, car elle est le moteur de l'écriture, à ce stade.

On a trop souvent tué dans l'oeuf des relations amoureuses en en parlant trop avec des gens bien intentionnés incapables de retenir leur curiosité malsaine, puis leur soi-disant besoin de vous protéger. En fait, des curés, qui sont parfois vos amis.

On a aussi trop souvent arrêté l'écriture de romans après trente pages épiques, parce qu'on n'avait pas pu s'empêcher de les raconter des dizaines de fois dans des soirées mondaines pour choper des filles à la peau mate.

Cette année, j'ai été prudent. Peu de risques ont été pris. Autour de moi, on sait que j'écris un bouquin. Certains en connaissent le thème, mais pas plus, parce que j'ai construit une phrase pratique pour décourager les interrogateurs. Elle tient en une dizaine de mots. Ça suffira. Et ça me permettra de continuer à construire mon histoire. Dont je ne connais pas le titre, évidemment, il est encore bien tôt. Les gens ont de drôles de questions.

Nikita Calvus-Mons le 08/01/06 à 19 h 20 dans Littéraire-traître
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