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60 millions de social-traîtres II

« Chaque homme sait, au fond de lui, qu'il n'est qu'un tas de merde sans intérêt. » (Valerie Solanas)

Journal de traduction (1)

Pendant que je travaille, je prends des notes, qui font des posts pas chers. (Je ne dirai pas pour qui ou quoi je fais ces traductions, par pur réflexe paranoïaque de cloisonnement, mais disons que c'est lié à la musique, quoi.)

Santana


Tout d'abord ce qui est amusant dans la traduction, c'est qu'on n'a pas le choix des mots. Ou plutôt si : bien sûr, et surtout dans une optique d'adaptation à un marché francophone, on possède une certaine liberté. Mais le fond doit rester. Le ton. Ici, il est à mi-chemin entre la prose journalistique et les publications destinées à faire vendre, comme le journal des cinémas MK2 ou le magazine de la Fnac. Rectification : c'est donc de la prose journalistique. Or la prose journalistique, dans le domaine musical au moins, informe moins qu'elle vend. Avec enthousiasme. Ainsi je dois vendre, avec la même vigueur que pour le Velvet Underground, du Santana ! Et moi qui déteste sa musique je suis quand même bien obligé, professionnellement, de constater que son groupe est un « pilier du funk-rock ».

L'adjectif composé

Et même le verbe composé : bend-shape-burst, par exemple. Allez traduire ça sobrement. Impossible (qui, pourtant, n'est pas français !). L'adjectif composé, lui, présent trois à quatre fois par paragraphe, quand ce n'est pas par ligne de texte, est le pilier (mainstay) de cette prose gonflée aux hormones. En français, ça ne se fait pas. Exemple simple : a blue-eyed girl n'est pas une fille yeux-bleuis (encore que ce soit très joli, mais on voit bien entre autres le problème de l'accord, insoluble). Les anglophones inventent des mots tout le temps par ce procédé, selon différents schémas : adjectif-participe passé (blue-eyed, donc), nom-participe passé (airborne, qui a certes perdu son trait d'union mais veut bien dire à l'origine : « apporté — borne — par l'air », c'est-à-dire aéroporté, souvenez-vous des airborne rangers), adjectif-gérondif (hard-grinding), nom-gérondif (jaw-breaking, un de mes préférés, très imagé), nom-adjectif (bullet-fast), etc. Tout existe, ou presque. J'ai couché avec une Provençale qui en avait fait un mémoire de grammaire anglaise, assez rébarbatif, sauf pour moi que ça intéressait à deux titres.

« Jaw-breaking blowjobs »

Non, ça je ne traduis pas. C'est juste que je viens de trouver l'expression en cherchant des occurrences de jaw-breaking sur le Net. J'imagine la traduction québécoise (littérale, souvent) avec un certain effroi... Remarquons tout de même la facilité de création de mots de l'anglais : blowjob a lui aussi perdu son trait d'union, anobli par la substantivation, mais c'est bel et bien à l'origine un nom composé. Sur un plan strictement érotique, le sens du mot laisse d'ailleurs perplexe et je n'ose imaginer les premières pipes administrées par les adolescentes américaines — qui, paraît-il, en sont friandes avant l'âge de coucher. En tout cas, blow veut bien dire, amis non férus d'anglophonie, souffler. Ainsi, to blow an egg : vider un œuf (en soufflant dedans), nous disent Robert et Collins.

Chum

On oublie parfois l'évidence. Le Québécois aime la traduction littérale, l'anglicisme pur, non dilué, tordant jusqu'à sa grammaire, salement pervertie par l'occupant, ce qui ne l'empêche jamais de donner des leçons de vocabulaire au Français, mais je m'égare... En tout cas, oui, l'évidence frappe : « mon chum », c'est de l'anglais. Comme dans jam chums, des copains de jam (ou de bœuf). Mon chum : mon copain. Ma blonde : ma copine, qui peut être brune. Le Québécois est fantasque.

Traduction littéraire (just a bit of)

Quand dans la prose marketing est cité un poème de John Coltrane, traduit-on ? Non. Cherche-t-on une traduction déjà existante, en mentionnant le nom du traducteur ? Normalement, oui. Là, non. On contourne, on périphrase. Le format final ne se prête pas à l'érudition.

Vulgarisation

Parler en deux paragraphes et demi du jazz mystique avec des termes sérieux et philosophiques, là aussi, ce n'est pas possible, dans un tel contexte. Dès le troisième paragraphe, on emploie donc la méchante métaphore : Star Wars, Luke, Yoda, la Force. (Étrangement assez, comme disent avec ironie les Anglais, c'est beaucoup plus simple à traduire. Les Anglais parlent comme ça dans Goscinny, je veux dire.)

Ivory-tickling

Toujours dans l'adjectif composé, vous dis-je. Si vous doutez du sens exact de celui-ci (le contexte aide beaucoup, oui), dans le dictionnaire c'est bien sûr à tickle que vous irez chercher. Il n'y aura jamais assez de place pour tous les adjectifs potentiellement composables. Alors, que fait-il donc avec l'ivoire, ce tickle ? Dico. En réalité ce n'est même pas la peine car j'emploierai de toute façon une autre expression — j'adapte plus que je ne traduis, remember — mais je vais toujours chercher dans le dictionnaire, simple gymnastique qui finit toujours par payer, et enrichit un peu le vocabulaire...

L'angoisse du traducteur au moment de traduire l'évident

« Steadfastly refusing to pander or play it safe » : la traduction m'échappe, je l'ai au bout de la langue. Quelle irritation, alors que si j'avais écrit moi-même, directement en français, un texte de ce genre, j'aurais trouvé sans réfléchir, ça aurait coulé de source. Là, je ne vois plus. Sorte d'angoisse de la page blanche, assez similaire à ces moments où on cherche quelle chanson nous en rappelle une autre. On trouve une heure plus tard, presque toujours. Mais on a souffert. Là, je n'ai pas une heure, alors je saute la phrase, enfin, je la traduis mal, et j'y reviendrai à la relecture finale, pour ne pas être pollué par l'anglais.

Joy Division

Je ne l'ai pas fait exprès (le groupe apparaît juste derrière trois morceaux de Joni Mitchell mal rangés, dans mon iTunes) mais l'écoute de Closer en intégralité pendant qu'on traduit des choses sur le confessional folk de Joni Mitchell ou l'immense succès commercial de l'infâme Lionel Richie, ça vous a une sacrée gueule.

Hit

J'aime traduire hit par « tube ». Désuétude, années 60... En revanche, comme je ne suis pas Stéphane Bern le glougloutant, je n'emploie jamais le mot « simple » pour désigner un... 45 tours (bougez, les jeunes). Mais bien single, en italiques. Faut pas pousser mémé dans les orties, comme disait à peu près Omar Raddad.

Usage audacieux du mot « ritournelle »

Et pourquoi pas ?

Le miel de Lionel

Je viens d'écrire que « Lionel [Richie] savait aussi se montrer fort, derrière le miel. » Je crois qu'il y a matière à se suicider, non ? Mais enfin, vraiment, à propos de Lionel, mes employeurs y vont très fort. Comme si à mon instar (je ne voulais pas répéter « comme », là) ils ne croyaient pas un instant à ce qu'ils disaient, ce que je n'ose même pas imaginer. Quand même, n'y a-t-il pas une mégatonne d'ironie dans la description de son art : « synth-swaddled pop jams and plush ballads » ? (C'est là-dedans que j'ai mis « ritournelle ». Moqueur aussi je suis.) Et alors, vraiment, Decades, le sublime Decades qui clôt Closer ! Ça m'aide beaucoup à oublier la sale tronche du sirupeux. Synth-swaddled... Je t'en foutrais !

Ear-bleed level

En voilà un joli, non ? Nous, on dit « seuil de douleur ». C'est plus technique. Sobre. Moins artistique. Eux, ils disent littéralement : « monte le ons' jusqu'à ce que tes oreilles saignent ». Les boîtes des pédales d'effets pour guitare sont bourrées de ce marketing hilarant, de cette langue pour trisomiques.

Zi End

Bon, et sur ce je vous salue, Marie. Non sans un autre acrostiche, comme ça, en passant, car j'aime l'acrostiche et non moins l'obsession sublime dont il témoigne : Généralement / En été / Ma mère / Arrête de fumer. Quand je vous le dis que je suis un poète.

Nikita Calvus-Mons le 27/09/07 à 18 h 16 dans Traduc-traître
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