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60 millions de social-traîtres II

« Chaque homme sait, au fond de lui, qu'il n'est qu'un tas de merde sans intérêt. » (Valerie Solanas)

L'Idée

Enfant, j'ai longtemps gardé une certitude, une vraie. C'était une idée, dont je savais que je ne l'oublierais jamais. Comme on dit de la fille qu'on aime encore : « Je ne l'oublierai jamais. » Car il n'y a rien de plus profondément rassurant que cette certitude, qui renvoie comme un miroir l'idée symétrique : « Elle ne m'oubliera jamais non plus. » Pourtant, malgré le rappel quotidien et rassurant de mon idée et de sa permanence dans ma mémoire, je l'ai oubliée un jour, l'idée qui occupait mon enfance, et je ne peux plus en parler. Je me souviens pourtant très clairement de ma certitude que je ne l'oublierais pas. Que l'oublier était impossible.

Je me souviens d'un jour particulier où comme tous les jours j'avais l'Idée en tête. J'avais moins de sept ans. Elle était là, évidente. Je ne l'oublierais jamais, elle serait le fil rouge de ma vie, l'unique fil rouge de ma vie, même si je ne connaissais pas le sens de l'expression « fil rouge ». J'étais au bord d'un jardin d'enfants, assis sur le parapet ; je me regardais les pieds, qui ne touchaient pas terre et se balançaient — est-ce une reconstruction ? — et j'avais ma précieuse, mon extrêmement intime Idée à l'esprit, et ma certitude, surtout, vissée au cerveau.

L'Idée — mon idée, mon leitmotiv, mon secret, ma croyance personnelle, qu'était-ce exactement ? — s'est envolée tôt : elle date probablement de ma petite enfance et n'a sûrement pas dépassé mes sept ans. Elle s'est envolée à la fois brusquement et imperceptiblement ; je ne connais pas le moment de son départ. Je me suis simplement rendu compte un jour qu'il ne me restait plus dans la tête que le souvenir de son existence ; le fossile de l'Idée. L'Idée elle-même, censée m'accompagner jusqu'à la morgue, était partie, et je ne m'en rappellerai plus, sauf miracle psychanalytique peu probable. Mais son fossile ne me quittera jamais. J'en suis certain. Ça ne peut pas être autrement. Ainsi, j'ai la certitude que je n'oublierai jamais ce que je ne devais jamais oublier.

Je triche en écrivant ceci. Je ne suis plus très sûr de ma mémoire, après ce premier choc, constitutif, vers les sept ans, l'âge de... raison. Tiens, c'est peut-être ça, alors. La raison aurait emporté mon enfance, l'Idée de mon enfance. Première mue.

Je donnerais pourtant cher pour extirper l'Idée de mon cerveau, où je la sais présente, conformation neuronale unique et imprimée, stockée éternellement quelque part, à moins que déjà les cuites successives aient fait se suicider les neurones impliqués — autre idée, adulte celle-ci, qui me désole.

Nikita Calvus-Mons le 16/01/07 à 16 h 26 dans Littéraire-traître
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Commentaires

Joli

Ton Idée c'est un hommage à JL Borges, pas possible autrement :-)

np - 16.01.07 à 18:22 - # - Répondre -

Re: Joli

Oh lui eh. Il m'a flatté !

Cette phrase déconne un peu, quand même, pour du Borges :

Ainsi, j'ai la certitude que je n'oublierai jamais ce que je ne devais jamais oublier.
Je virerais bien le « ce ». Ça corrigerait le contresens, mais ce ne serait pas encore assez précis. En ajoutant un trivial « quelque chose », c'est un peu plus précis car le fossile apparaît. Je te laisse juge :
Ainsi, j'ai la certitude que je n'oublierai jamais que je ne devais jamais oublier [quelque chose].

60millions - 16.01.07 à 18:32 - # - Répondre -

Re: Re: Joli

« Ainsi, j'ai la certitude que, jamais, je ne pourrai oublier ce que je ne pourrais jamais oublier. »

C'est un peu pénible à écouter mais ça me semble grammaticalement marrant. Ce qui conchie dans ta version, c'est « ce que je ne devais jamais oublier », qui fait référence à un passé dont tu t'es métaphoriquement extrait en employant le présent par ailleurs.

Si je mets la main sur le petit pédé qui m'a mis du Keny Arkana et du Booba dans mon iPod, je le bute.

np - 17.01.07 à 17:50 - # - Répondre -

Re: Re: Re: Joli

Ne le dis à personne mais quelqu'un a déposé du Alpha Blondy dans mon iTunes.

60millions - 18.01.07 à 00:31 - # - Répondre -

On certainty

À lire cet extrait :

Comme on dit de la fille qu'on aime encore : « Je ne l'oublierai jamais. » Car il n'y a rien de plus profondément rassurant que cette certitude, qui renvoie comme un miroir l'idée symétrique : « Elle ne m'oubliera jamais non plus. »

je me demandais si la profonde assurance en question relevait vraiment de la symétrie évoquée, alors que tout le reste de ton développement rejette, plus justement me semble-t-il, ce recours à un quelconque écho extérieur à ta seule mémoire. L'assurance d'une quelconque certitude me semble bien mieux ancrée dans la conviction qu'elle élabore en l'esprit (ah, l'esprit) de celui qui l'appréhende, et de celui-là seul. Ce qui rassure, c'est de me sentir exister dans la durée : en prêtant serment, je me lie à ce que je serai dans dix ans, dans un an, dans cinq minutes — selon les engagements que je prends —, c'est-à-dire que, prêtant serment, je suis déjà celui que je serai en m'y liant. De ce fait, il n'est peut-être pas forcément déterminant de se souvenir des termes du serment : ce qui compte, c'est le lien qui s'établit entre celui qui le proféra (celui d'avant) et celui qui s'y tient, c'est le fait que je m'assure d'être encore, de durer. Je ne fais de serment que pour exister encore à l'horizon de ce serment. Pour la vie, bien sûr, car comment mieux honorer sa parole que de la porter jusqu'à son terme ? (Auraient-ils tous disparu, que j'en demeurerai encore le témoin, donc vivant.)

Évidemment, à oublier les termes du serment, on prête le flanc au doute, peut-être à un sentiment d'angoisse. Mais c'est là aussi une ruse habile pour garder l'esprit alerte : « je me devais quelque chose, je me devais quelque chose à l'horizon de ma vie ». Voilà qui ne peut que maintenir un certain niveau d'exigence.

Ou, pour le dire autrement, voilà donc avec le serment réunies toutes les conditions de la nostalgie. De la tragédie. (De la Sehnsucht si l'on veut faire chic.)

Cheers.

P.S. : Ludwig s'interrogeait (On Certainty) :

122. Doesn't one need grounds for doubt?

Lee Beria Jr - 18.01.07 à 19:22 - # - Répondre -

Re: On certainty

Aucun doute n'est permis : j'ai les lecteurs les plus intelligents du monde, enfin, de la blogosphère qui n'existe pas. Il suffit de voir ce qui se fait ailleurs dans la catégorie commentaires pour s'en convaincre !

Tu as raison : c'était un engagement sur la durée, c'est comme ça que je le vois aussi. C'était mon approche maladroite de la notion de temps. Mais en bon (ultra-)narcissique-lucide, j'avais déjà quelque part ce sentiment délicieux qu'au moins quelque chose (quelqu'Idée) tenait à moi comme je tenais à elle ; ou plutôt que cette certitude me tenait à la vie, qu'elle m'incarnait, qu'elle avait un rôle actif sur moi. D'où cette comparaison un peu bancale avec l'amour. Mais c'était quand même déjà n'être plus seul au monde.

Et je te relis et je tique sur le mot serment : moi, je ne me souviens pas avoir décidé quelque chose, mais subi une évidence.

Se pourrait-il vraiment qu'un jour je me couche sur un divan ?

Comme le dit la Grosse Momo, encore, joliment (Now My Heart Is Full) :

There's gonna be some trouble
A whole house will need rebuilding
And everyone I love in the house
Will recline on an analyst's couch quite soon

C'est Wittgenstein, ton Ludwig ?

60millions - 18.01.07 à 21:14 - # - Répondre -

Re: Re: On certainty

« Au fond, personne ne croit à sa propre mort, et dans son inconscient, chacun est persuadé de son immortalité. »

Je trouve que Papa Sigmund résume bien ton magnifique choix (il ne peut s'agir que d'un choix, soyons confiants) d'oublier l'Idée. Prêter serment qu'on va se souvenir toute sa vie de l'Idée est une acceptation inconditionnelle de sa propre mort - ce qui est assez en phase, dirais-je, avec les premières prises de consciences existentielles à 7 ou 8 ans. Oublier l'Idée, c'est le franchissement interdit à travers la fascination homosexuelle primaire occasionné par les roulements de triceps de Christophe Lambert : je veux être immortel, foutez-moi la paix.

D'ailleurs, à la question « Se pourrait-il vraiment qu'un jour je me couche sur un divan ? », je te signale que tu te réponds à toi-même, ô combien clairement : « Je donnerais pourtant cher pour extirper l'Idée de mon cerveau. »

Des divans chers, tu en trouveras.

np - 18.01.07 à 21:38 - # - Répondre -

Re: Re: Re: On certainty

Arg, oui, mais je veux absolument, au fond, que ça reste du domaine de la science-fiction (de la fiction tout court), cette extirpation.

Le divan, il faudra qu'on m'y déporte !

60millions - 18.01.07 à 23:23 - # - Répondre -

Re: Re: Re: On certainty

Et sinon, je rêve ou tu m'as traité de pédé ?

60millions - 18.01.07 à 23:25 - # - Répondre -

Re: Re: Re: Re: On certainty

Comme dit Borges, les raisons qu'un homme peut avoir pour en haïr un autre ou l'aimer sont infinies.

np - 19.01.07 à 07:43 - # - Répondre -

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