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60 millions de social-traîtres II

« Chaque homme sait, au fond de lui, qu'il n'est qu'un tas de merde sans intérêt. » (Valerie Solanas)

La section octogonale du crayon à papier

à Alfoune 2000

Le genre sauna refroidi : c'était l'atmosphère de ce matin d'octobre, rue de Provence. Trempée, infusée jusqu'aux os par la brume, Simone Aurevoir respirait avec gêne. Du sauna, l'air avait en effet le côté étouffant, mais comme (finalement) il y avait encore quelques saisons, on étouffait comme dans un frigo et Simone, qui se serait pelé le jonc si elle s'était appelée Simon, se demandait quelle différence technique existait entre le sauna et le hammam. Elle irait sur Wikipédia, une fois son forfait accompli, si en zonzon ils avaient le wi-fi.

Car Simone avait décidé de commettre le notoirement célèbre et fameux irréparable. Inspirée dans la haine par Marc Cécillon, elle avait franchi l'avant-dernier obstacle ; celui qu'avait placé en travers de son chemin la morale dominante qui interdisait rigoureusement de zigouiller son voisin de palier sans une foutue bonne raison.

De fait, elle détestait son voisin de palier, qui écoutait du Rammstein à tue-tête en casque à pointe dès le matin, l'empêchant ainsi de pioncer jusqu'à des deux heures de l'après-midi et de profiter pleinement de son chômage et de sa dépression.

Ce matin, son casque Sennheiser HD-25 sur les oreilles, alors qu'elle essayait d'entrer en résonance mystique avec Anne Clark et son cri de désespoir new-wave

And I am alone
In a world of cold flesh cold steel cold stone
I close up like a clam
And shut the world out with the slam of a door

son voisin avait poussé à fond une version toute personnelle — il était DJ de droite dure — du Manifeste du duc de Guise, qu'il avait mixé avec un beat belge pour faire son mariole et qu'il avait coutume de balancer à fond très tôt chaque jeudi matin — célébrant ainsi la sortie des hebdomadaires de petites annonces — pour en faire profiter Simone et tout l'immeuble, et réveiller au son douteux de cet ersatz de clairon discoïde ce qu'il ne considérait que comme un ramassis d'assistés ramollis par une démocratie embourgeoisée. (« Une bonne guerre », pensait-il souvent.)

C'est donc en ce matin frileux d'octobre que Simone prit la décision qu'elle mûrissait depuis quatre jeudis mais plus d'une semaine ; à la papeterie, elle n'acheta pas seulement J'annonce et Libération, mais également un crayon à papier HB à section octogonale qu'une fois revenue à l'immeuble de la rue de Provence et sans même prendre la peine de lui retailler la mine — qu'elle avait cassée sur le chemin, en passant devant le Grand Orient — elle disposa parallèlement au bord de la première marche d'escalier faisant face à l'appartement de Karl-Heinz Zarathustra, DJ de droite dure qui, elle l'entendait et ça leur faisait un point commun troublant à l'instant fatidique, faisait hurler sur sa sono un morceau des Nazis From Mars qu'elle aimait bien. Goûtant l'ironie, elle rentra chez elle, colla son œil au judas et guetta la porte de l'appartement de Zarathustra.

L'équilibre instable du crayon à papier, sa section crypto-circulaire, carrément octogonale, allait faire d'immenses dégâts au moment où le DJ sortirait pour reconstituer son stock de cigarettes. La mort par glissade, comme dans la chanson de Brel. Simone Aurevoir jubilait.

Nikita Calvus-Mons le 10/11/06 à 15 h 07 dans Littéraire-traître
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