60 millions de social-traîtres
« Chaque homme sait, au fond de lui, qu'il n'est qu'un tas de merde sans intérêt. » (Valerie Solanas)
Deuxième arrondissement
« W.-A. Mozart et sa mère vécurent ici », dit (je cite de mémoire) la plaque commémorative de cet immeuble de la rue du Sentier où siège sans doute encore l'agence Reuters. J'ai travaillé deux ans d'affilée — record personnel — à la même adresse que Mozart, au quatrième étage du 8, rue du Sentier ; c'est la rue qui donne son nom au quartier, ou l'inverse, on ne sait pas. Le Sentier... Comment décrire ce quartier à un étranger ou à un péquenot ignorant ? Comment autrement qu'en l'orientant vers le chef-d'œuvre vériste de Thomas Gilou, La Vérité si je mens ?
Oui, c'est un quartier juif et commerçant, la face inversée-farade du Marais, le quartier juif historique et ashkénaze. Pour faire court : il est facile de manger un falafel ou une carpe farcie dans le Marais. Il est impossible de le faire dans le Sentier. Il n'y a que des grossistes en fringues dans ce quartier pour lequel le mot « industrieux » a sans doute été inventé. Le Sentier, c'est la fringue en gros, point. Ça pue le gasoil, il y a des types qui poussent des diables et des chariots en courant entre les voitures stagnant rue Réaumur (la rue la plus perpétuellement embouteillée de Paris, sauf en août). Depuis que les Chinois ont colonisé le XIe autour de la place Léon-Blum (encore un Juif, diantre !) pour vendre de la fringue à leur tour, on parle d'ailleurs du « Sentier chinois ». C'est un signe, lumineux.
J'ai appris à connaître le IIe arrondissement à partir de 1998, lorsque le siège social de la start-up qui m'employait a déménagé de Levallois vers le centre de Paris. Plus central, c'était difficile. Et je ne regrette rien : à l'époque, je me sentais même plutôt en phase avec les habitants du quartier Montorgueil, juste en dessous. Je me rappelle parfaitement du long chantier de pose des nouveaux carreaux de la rue des... Petits-Carreaux. On allait boire des verres le soir au Café noir, rue Montmartre, qui porte si mal son nom (allez, qui n'a jamais fait joujou avec un touriste qui cherchait Montmartre en le renvoyant vers Saint-Eustache, plaque de rue à l'appui ? Ah, l'humour parisien...). C'est le quartier historique des journaux, on y trouve aussi l'AFP, en face de la Bourse. Le centre de l'activité économique parisienne, donc française ? En tout cas, ce fut pendant cinq ans le centre de mon activité économique particulière, qui y fut mouvementée, et enrichissante, au sens sale. J'ai ouvert un compte rue Vivienne, en face de la Bourse. J'y ai encaissé de très gros chèques. Le premier était d'un peu plus de quatre cent mille francs. Il faisait beau, c'était le printemps. J'ai rejoint les copains-collègues en terrasse du Rocher de Cancale. Comme un parvenu ordinaire, j'ai acheté une voiture avec ce fric : mais — petit bras — j'ai acheté une Clio. Il m'a fallu un an pour assumer vraiment le fait que j'étais blindé de thunes et acheter à la place une vraie voiture, c'est-à-dire allemande (ne nous leurrons pas, mes amis).
Dans la net-économie, à l'époque, il y avait une imitation pathétique des cérémonies de remises de prix cinématographiques ou musicaux. Les Grammy Awards du HTML, en somme : ça s'appelait les « Clics d'or », et ça ne récompensait que des sites commerciaux, de vulgaires boutiques en ligne, plus ou moins novatrices. La deuxième ou troisième édition se tenait dans la Bourse (qui était pleine, ah, ah !). Le palais Brongniart, vous savez. Alors il y a ce souvenir quand même amusant — mais régressif, j'en conviens — d'avoir picolé jusqu'à s'en rendre malade (je ne sais plus qui avait fini par vomir par terre, mais cette personne lit peut-être ce blog : qu'elle se manifeste !) et fumé des joints d'herbe sous les plafonds peints du « palais » dont rêve encore toutes les nuits Jean-Pierre Gaillard.
J'ai habité pour la première fois (et la dernière, croyais-je encore récemment) avec une fille dans le IIe arrondissement. Elle louait un appartement rue des Jeûneurs, dans lequel j'ai des années plus tard habité tout seul.
Le IIe, vers l'ouest, mène à l'Opéra. Il y a tous les restaurants japonais, les vrais. Et des cinémas qui passent encore pas mal de versions françaises. À l'époque où il y avait encore des séances à minuit, j'y ai vu des chefs-d'œuvre du genre Hook. On n'oublie pas une séance de minuit, il faut croire. Parce que le film, lui...
Je suis en train de vous écrire un guide touristique, non ?
C'est parce que cet arrondissement n'a rigoureusement aucun intérêt pour les gens vivants. Qu'il sent le fric (place des Victoires) et la mort cérébrale, un peu.
Lorsque j'étais livreur, j'ai appris à connaître ces petites rues du quartier de la fringue et du tissu, aux noms clairs et nets, à l'exotisme colonial : rue de la Lune, rue du Nil, rue du Caire... Le Sentier était attirant, juste sous la porte Saint-Denis, mais ce qui m'y attire surtout, encore aujourd'hui, lorsque j'arrive en haut de la rue d'Aboukir, c'est surtout l'autre côté du boulevard, qui ne fait plus partie de l'arrondissement...
Quand on arrive aux limites d'un arrondissement, à l'une de ses frontières, on a envie de continuer la promenade et je vous parlerais bien du Xe, de la porte Saint-Denis, de ce Paris que j'aime davantage que les autres, au fond. Mais je vais rester au sud du boulevard. Sauf qu'on s'y emmerde quand même un peu. Il y a bien la rue Blondel, historique lieu de prostitution, mais je suppose qu'elle est vidée de toute chair à louer, à présent.
Non, je n'aime pas ce coin-ci. Mais je n'ai rien de violent à lui reprocher non plus. C'est un arrondissement ennuyeux, truffé de banques, d'agences de voyages...
Côté architecture, il y a les fameux passages : mais on retombe dans le tourisme. C'est joli, un passage (des Panoramas, au pif). Mais c'est aussi légèrement lénifiant. On y trouve des vieilles cartes postales en sépia.
C'est amusant : je pensais avoir beaucoup de choses à écrire sur le IIe, que je connais bien, où j'ai vécu, que j'ai traversé des centaines de fois. Et puis non.
Ah, si, il y a ce concert, au Triptyque, en juillet 2004. Beaucoup de rhum, beaucoup de sucre en poudre bolivien, et j'avais fait un spectacle de marionnettes improvisé avec mes baguettes, derrière un rideau de velours, pour l'assistance qui, comme souvent dans ces cas-là, était médusée. Elle était également clairsemée.
Nikita Calvus-Mons le 09/09/09 à 19 h 20 dans Parisien-traître
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Commentaires
J'ai longtemps bossé là (plus au sud, vers Pyramides) - et vis depuis un moment dans le précédent arrondissement/épisode.
La rue Blondel est toujours aussi glauque, plus africaine maintenant et depuis les lois sur le racolage, une traversée de nuit t'expose à une cinquantaine de "ça va ?" proférés de telle manière que le point d'interrogation semble des pointillés attendant la suite. Parce que si tu réponds "oui" ou n'importe quoi d'ailleurs, tu dois continuer à marcher avec une pute camée accrochée à toi. Elle lâche vers la rue Saint-Denis en général.
Le deuxième c'est aussi la place Gaillon avec le faux chic Drouant, les restaurants au look giscardien et les discrets bars montants qui rendent peut-être hommage à la rue Chabanais pas si loin. C'est aussi le cancer du fooding, des bars à sport sympa. C'est aussi les meilleurs curries japonais de Paris
aboli - 16.09.09 à 23:04 - # - Répondre -
A la Corbeille de Paris
En errant du côté d' Opéra, j' ai parfois eu l' impression de ne pas être à Paris, je ne sais pas pourquoi. En fait il y a pas mal (de bouts de) quartiers qui donnent cette impression.
Sinon j' aime bien la chute, avec les baguettes absurdes.
Au Poteau ! - 21.09.09 à 02:55 - # - Répondre -