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60 millions de social-traîtres II

« Chaque homme sait, au fond de lui, qu'il n'est qu'un tas de merde sans intérêt. » (Valerie Solanas)

jeudi 01 octobre 2009

Troisième arrondissement

C'était en 2001, peu après l'explosion des Mercuriales de New York. Dans ma famille, six mois auparavant, une autre explosion, cataclysmique, s'était produite dont nous subissions tous encore les conséquences. J'étais devenu pour ma sœur un tuteur non officiel, ce qui compliquait ma mission : continuer là où mes deux parents avaient échoué.

Il y avait une cinquantaine de personnes devant la porte d'entrée de cette petite maison de ville à étage, cité Dupetit-Thouars, à deux pas du Carreau du Temple. Un quartier attirant, proche de la place de la République, de la Bastille, du Marais.

L'agent immobilier était en retard, il a ouvert la maison et les candidats à la location se sont précipités dedans, moi avec eux, car candidat je l'étais, et pas seul, il me fallait trouver un trois pièces d'urgence pour y vivre avec ma sœur. Quelques semaines auparavant, mes projets étaient tout différents. Je projetais déjà de quitter Paris et j'avais commencé à prospecter à Toulouse, sur le terrain. Mais la perspective de m'occuper de ma frangine, collégienne en galère, dans une ville que je ne connaissais pas, loin des soutiens affectifs et logistiques que représentaient mes amis parigots, était trop angoissante.

Cette baraque était très charmante, mais pourrie jusqu'au trognon. Le plafond séparant les deux niveaux était complètement mort, on marchait sur la moquette comme sur un trampoline. Bref, ça menaçait de s'écrouler. J'ai fait la morale à l'agent immobilier qui louait ça : c'était lui aussi la première fois qu'il voyait la petite bicoque, il allait sonner les cloches au propriétaire. Leçons de morale en cascade. On est tous le flic de quelqu'un. Cette maison, à deux pas du siège de Libération rue Béranger où j'ai passé deux fois des annonces dans la rubrique « Transports amoureux », n'avait pas connu de travaux depuis un siècle.

Le pire, c'est que la crise du logement était telle à l'époque que quelques personnes étaient vraiment prêtes à louer ce piège à souris, qui était onéreux, en plus !

J'aimais bien ce quartier. Je l'aime encore. « Ah, enfin ! » jubile le lecteur. Au début du Web, quand tout était vraiment nouveau et excitait les plus blasés d'entre nous, j'allais souvent lire mes mails et surfer au Web Bar, 32, rue de Picardie, endroit assez fabuleux sur le plan architectural, avec sa structure en métal et son impressionnante verrière. On y utilisait dans la partie cyber-café du premier étage des machines Unix, pas banal... J'y ai bu pas mal de verres, des boissons chaudes dans des fauteuils, des cocktails. On y mangeait aussi, dans le genre fooding, assis sur des poufs trop durs mais tendance... L'endroit est vite devenu le lieu idéal (et galvaudé) pour les soirées de lancement de site web. J'y ai croisé des stars immenses, comme des footeux du PSG ou l'ancien patron de Peugeot, Jacques Calvet, pendant une dégustation organisée par le pinardier en ligne, alors embryonnaire, ChateauOnline (respecter l'orthographe déviante des neuneus qui créent leur start-up m'a toujours débecté, mais bon, on ne se refait pas). Au Web Bar j'ai aussi, après une errance dans tout l'arrondissement en compagnie d'un sinistre collègue allemand que je devais (pourquoi moi ?) balader pendant la soirée, assisté — bourré mais heureux — à la victoire de la France sur la Croatie en demi-finale. Premier but (croate) aux chiottes. Les deux buts de Thuram la vessie vide.

M. habitait dans le IIIe, il y travaillait quand je l'ai rencontré. Rue Sainte-Anastase, entre la rue de Turenne — rue des tailleurs — et le musée Picasso. Pas loin, il y a Weber Métaux, à l'angle de la rue du Poitou si je me souviens bien — ici, c'est le quartier des provinces et régions françaises d'un certain style : Poitou, Saintonge, Normandie, Picardie, Perche, Bretagne, Forez, Beauce... Ça sent bon la charcuterie, le purin et la littérature régionaliste.

Weber Métaux, même si vous n'avez pas de travaux à faire, c'est une visite fascinante. Du métal en plaques de toute épaisseur, en tubes, en feuilles... C'est pour les travaux du Politburo que je suis allé chez Weber, et depuis l'envie me titille à intervalles réguliers d'aller m'y promener et acheter du métal pour un usage quelconque. Le métal de chez Weber donne des idées.

Je n'ai pas d'actions chez Weber. Mais j'aime cet endroit, résurgence industrielle en plein quartier tertiaire, élégant et friqué. Vous connaissez le refrain, il est le même dans presque toute la ville. Le IIIe marque effectivement le début des quartiers populaires d'antan, on le sent, le XIe est tout proche (quelle différence sociologique entre les rues de Crussol et de Saintonge, de part et d'autre du boulevard-frontière ?). On commence à sortir de la zone touristique. Et ce n'est pas comme le IIe, à la même latitude mais plus à l'ouest. Dans le IIIe, non seulement il n'y a plus de touristes mais il n'y a pas non plus de boursicoteurs, de journalistes économiques, de banquiers, bref, il y a beaucoup moins de cons. On est à proximité du canal qui s'annonce. Et on commence à respirer. On trouve moins difficilement les menus entrée-plat-dessert à moins de dix euros ; le demi de bière à moins de trois euros se généralise. Ça se civilise.

Mes souvenirs personnels dans le IIIe sont nombreux. Comme souvent, ils sont ancrés dans ma mémoire par les noms de rue. Une soirée d'appart' miteuse rue Notre-Dame-de-Nazareth : la copine chez qui on s'emmerdait était la première d'entre nous à être « montée à Paris » (en fait, la deuxième après moi). C'était une sorte d'événement.

Rue du Bourg-l'Abbé, une soirée rigolote dans une boîte miteuse, les Bains-douches. On venait de m'imprimer cinq cents cartes de visite. Je ne les ai utilisées qu'une seule fois : pour laisser des petits mots doux à un VRP en boîte, dans son col de chemise. Ça disait « Tu me plais », ou « J'ai envie de toi ». Je dessinais à la va-vite des petits cœurs, entre deux flaques de mojito, et je glissais l'objet du délit dans la nuque du type, pour la seule raison que je l'avais entendu proférer une connerie homophobe en passant. Ce sont les limites de mon homosexualité. Voir le sourire du gars se crisper un peu plus après chaque glissement de business-card griffonnée sous sa chemise de beauf était un spectacle rare, partagé avec C. et J. On est sortis de la boîte après le premier verre, bien sûr.

C'est rue Saint-Martin, à côté du square, que je suis devenu propriétaire d'un appartement pour la première fois. Je veux dire que c'est là qu'était le notaire.

Rue Rambuteau ma sœur a travaillé dans un restaurant végétarien pas très bon, voire franchement dégueulasse quand il se risquait à l'imitation d'une choucroute avec des saucisses végétales et de la graisse végétale. Le resto était réputé, mais il ne faut pas s'en étonner, camarades provinciaux : le concept suffit au Parisien, qui ne connaît généralement rien ni à la bouffe ni au vin.

Tiens, c'est aussi dans le IIIe (Marais) que G. s'est marié, rue Braque, ou rue de Braque (comme le dit Google), on ne sait pas trop. Pour moi, c'est celle de Georges Braque, mais je me demande s'il n'a pas une rue ailleurs, dans le XIXe. Et « de Braque », ça désignerait quoi, alors ?

Vérification faite, la rue Georges-Braque est à côté du parc Montsouris.

Et la rue de Braque a une page impressionnante sur Wikipédia, compte tenu du fait que c'est une rue très courte. Ancienne rue des Boucheries-du-Temple... Toujours cette poésie toponymique... Sur la page Wikipède, on voit un bout du plan de Turgot, ce qui me rappelle qu'un des bars de la rue des Coutures-Saint-Gervais, l'Apparemment café, en a, sur un mur de sa première salle, une copie impressionnante que j'ai souvent contemplée comme un gamin rêvant aux étoiles. Les plans de Paris m'ont toujours fait rêver ; à dix-huit ans je voulais connaître Paris par cœur, c'était un but suffisant dans ma vie.

(À part pour le beau plan ancien de Paname, inutile d'aller vous ruiner et vous emmerder à l'Apparemment café, sauf si vous avez envie de faire une partie de Trivial Pursuit en buvant des kirs à la mûre, auquel cas personne ne peut plus rien pour vous...)

Nikita Calvus-Mons à 17 h 19 dans Parisien-traître - Lien permanent - 0 commentaires

mercredi 09 septembre 2009

Deuxième arrondissement

« W.-A. Mozart et sa mère vécurent ici », dit (je cite de mémoire) la plaque commémorative de cet immeuble de la rue du Sentier où siège sans doute encore l'agence Reuters. J'ai travaillé deux ans d'affilée — record personnel — à la même adresse que Mozart, au quatrième étage du 8, rue du Sentier ; c'est la rue qui donne son nom au quartier, ou l'inverse, on ne sait pas. Le Sentier... Comment décrire ce quartier à un étranger ou à un péquenot ignorant ? Comment autrement qu'en l'orientant vers le chef-d'œuvre vériste de Thomas Gilou, La Vérité si je mens ?

Oui, c'est un quartier juif et commerçant, la face inversée-farade du Marais, le quartier juif historique et ashkénaze. Pour faire court : il est facile de manger un falafel ou une carpe farcie dans le Marais. Il est impossible de le faire dans le Sentier. Il n'y a que des grossistes en fringues dans ce quartier pour lequel le mot « industrieux » a sans doute été inventé. Le Sentier, c'est la fringue en gros, point. Ça pue le gasoil, il y a des types qui poussent des diables et des chariots en courant entre les voitures stagnant rue Réaumur (la rue la plus perpétuellement embouteillée de Paris, sauf en août). Depuis que les Chinois ont colonisé le XIe autour de la place Léon-Blum (encore un Juif, diantre !) pour vendre de la fringue à leur tour, on parle d'ailleurs du « Sentier chinois ». C'est un signe, lumineux.

J'ai appris à connaître le IIe arrondissement à partir de 1998, lorsque le siège social de la start-up qui m'employait a déménagé de Levallois vers le centre de Paris. Plus central, c'était difficile. Et je ne regrette rien : à l'époque, je me sentais même plutôt en phase avec les habitants du quartier Montorgueil, juste en dessous. Je me rappelle parfaitement du long chantier de pose des nouveaux carreaux de la rue des... Petits-Carreaux. On allait boire des verres le soir au Café noir, rue Montmartre, qui porte si mal son nom (allez, qui n'a jamais fait joujou avec un touriste qui cherchait Montmartre en le renvoyant vers Saint-Eustache, plaque de rue à l'appui ? Ah, l'humour parisien...). C'est le quartier historique des journaux, on y trouve aussi l'AFP, en face de la Bourse. Le centre de l'activité économique parisienne, donc française ? En tout cas, ce fut pendant cinq ans le centre de mon activité économique particulière, qui y fut mouvementée, et enrichissante, au sens sale. J'ai ouvert un compte rue Vivienne, en face de la Bourse. J'y ai encaissé de très gros chèques. Le premier était d'un peu plus de quatre cent mille francs. Il faisait beau, c'était le printemps. J'ai rejoint les copains-collègues en terrasse du Rocher de Cancale. Comme un parvenu ordinaire, j'ai acheté une voiture avec ce fric : mais — petit bras — j'ai acheté une Clio. Il m'a fallu un an pour assumer vraiment le fait que j'étais blindé de thunes et acheter à la place une vraie voiture, c'est-à-dire allemande (ne nous leurrons pas, mes amis).

Dans la net-économie, à l'époque, il y avait une imitation pathétique des cérémonies de remises de prix cinématographiques ou musicaux. Les Grammy Awards du HTML, en somme : ça s'appelait les « Clics d'or », et ça ne récompensait que des sites commerciaux, de vulgaires boutiques en ligne, plus ou moins novatrices. La deuxième ou troisième édition se tenait dans la Bourse (qui était pleine, ah, ah !). Le palais Brongniart, vous savez. Alors il y a ce souvenir quand même amusant — mais régressif, j'en conviens — d'avoir picolé jusqu'à s'en rendre malade (je ne sais plus qui avait fini par vomir par terre, mais cette personne lit peut-être ce blog : qu'elle se manifeste !) et fumé des joints d'herbe sous les plafonds peints du « palais » dont rêve encore toutes les nuits Jean-Pierre Gaillard.

J'ai habité pour la première fois (et la dernière, croyais-je encore récemment) avec une fille dans le IIe arrondissement. Elle louait un appartement rue des Jeûneurs, dans lequel j'ai des années plus tard habité tout seul.

Le IIe, vers l'ouest, mène à l'Opéra. Il y a tous les restaurants japonais, les vrais. Et des cinémas qui passent encore pas mal de versions françaises. À l'époque où il y avait encore des séances à minuit, j'y ai vu des chefs-d'œuvre du genre Hook. On n'oublie pas une séance de minuit, il faut croire. Parce que le film, lui...

Je suis en train de vous écrire un guide touristique, non ?

C'est parce que cet arrondissement n'a rigoureusement aucun intérêt pour les gens vivants. Qu'il sent le fric (place des Victoires) et la mort cérébrale, un peu.

Lorsque j'étais livreur, j'ai appris à connaître ces petites rues du quartier de la fringue et du tissu, aux noms clairs et nets, à l'exotisme colonial : rue de la Lune, rue du Nil, rue du Caire... Le Sentier était attirant, juste sous la porte Saint-Denis, mais ce qui m'y attire surtout, encore aujourd'hui, lorsque j'arrive en haut de la rue d'Aboukir, c'est surtout l'autre côté du boulevard, qui ne fait plus partie de l'arrondissement...

Quand on arrive aux limites d'un arrondissement, à l'une de ses frontières, on a envie de continuer la promenade et je vous parlerais bien du Xe, de la porte Saint-Denis, de ce Paris que j'aime davantage que les autres, au fond. Mais je vais rester au sud du boulevard. Sauf qu'on s'y emmerde quand même un peu. Il y a bien la rue Blondel, historique lieu de prostitution, mais je suppose qu'elle est vidée de toute chair à louer, à présent.

Non, je n'aime pas ce coin-ci. Mais je n'ai rien de violent à lui reprocher non plus. C'est un arrondissement ennuyeux, truffé de banques, d'agences de voyages...

Côté architecture, il y a les fameux passages : mais on retombe dans le tourisme. C'est joli, un passage (des Panoramas, au pif). Mais c'est aussi légèrement lénifiant. On y trouve des vieilles cartes postales en sépia.

C'est amusant : je pensais avoir beaucoup de choses à écrire sur le IIe, que je connais bien, où j'ai vécu, que j'ai traversé des centaines de fois. Et puis non.

Ah, si, il y a ce concert, au Triptyque, en juillet 2004. Beaucoup de rhum, beaucoup de sucre en poudre bolivien, et j'avais fait un spectacle de marionnettes improvisé avec mes baguettes, derrière un rideau de velours, pour l'assistance qui, comme souvent dans ces cas-là, était médusée. Elle était également clairsemée.

Nikita Calvus-Mons à 19 h 20 dans Parisien-traître - Lien permanent - 2 commentaires

vendredi 04 septembre 2009

Premier arrondissement

Le premier souvenir qui surgit est pathétique : c'est un grec-frites, avec des gouttes de sauce qui tombent et s'écrasent sur le trottoir gris, m'obligeant à allonger les bras et à me pencher gauchement pour mordre dans le sandwich, dont le contenu est pour le moins fuyant. Un kebab, oui... Dans ma banlieue, ç'avait toujours été le « sandwich grec », imbibé par défaut de l'immonde sauce blanche qui m'a longtemps rendu inaccessibles ces subtils plaisirs orientaux. Je croyais la sauce consubstantielle au grec.

Ce n'est d'ailleurs pas exactement le souvenir d'un grec-frites, mais celui du prix du grec-frites. À Châtelet, toute la mafia turque du döner (qui a toujours choisi de communiquer largement sur le terme « grec » ; les Turcs s'assoient ainsi sur leur fierté pour vendre leurs sandwichs mayo-harissa comme des petits pains), les Turcs des Halles, donc, s'étaient tous alignés sur un prix de vingt francs. Valeur étalon du grec-frites dans cette partie de Paris. Il suffisait de traverser la Seine pour gagner deux francs au change, étant donné que le prix de la mafia turque de Saint-Michel était calé à vingt-deux. Mystères de la géopolitique.

J'avais l'habitude de traverser en diagonale un bout du premier arrondissement tous les soirs quand je rentrais du Politburo, au début. Et même si c'était sept ans après les premiers kebabs juteux de la rue Saint-Denis, ma consommation de junk food ne s'en était toujours pas améliorée : je faisais en sorte d'arriver à deux heures moins cinq, juste avant la fermeture d'un petit boui-boui coincé entre deux sex-shops, et j'en repartais avec deux crêpes de rue sordidement délicieuses : une jambon-œuf, et une Nutella. Parfois j'ajoutais de la noix de coco. Je mangeais ça dans le deuxième arrondissement voisin, chez moi, devant la téloche, dans une odeur acide de carton beurré.

Je me souviens d'une des toutes premières éditions de l'Étrange Festival, en 1999, où j'avais découvert le cinéma incroyable de José Mojica Marins, notamment son inouï Finis Hominis. J'avais gardé au mur pendant quelques mois le ticket de la projection de son opus de la série Zé do Caixo, Cette nuit, ton corps m'appartiendra. Le festival avait aussi diffusé un film érotico-pédagogique assez cru qui mettait en scène des transsexuels qui « bandaient » en plaçant une tige de plastique à l'intérieur d'une cavité cicatrisée, spécialement prévue à cet effet, creusée dans le tubercule de chair greffée qui leur servait de pénis.

Le Ier arrondissement, à l'ouest de l'axe du boulevard Sébastopol, ce sont les Halles, leur affreux forum, leur Flunch qui fait partie du décor et où je n'ai jamais mis un pied. Un mélange de ringardise provinciale et de frénésie cosmopolite et commerçante, rue de Rivoli.

Ce sont aussi mes premières excursions de banlieusard adolescent vers les échoppes de la rue Saint-Denis qui vendaient des Doc Martens et des 501.

Plus récemment, ce sont quelques dîners nocturnes de fêtards chez Denise, à la Tour de Montlhéry, avec son nom médiéval et ses « meilleures tripes de Paris », succulentes en tout cas ; un baba au rhum maison, plus proche du pudding anglais, admirable, avec la bouteille de rhum sur la table. Le choix entre deux vins de table seulement, mais parfaits, « sur le fruit » comme disent les apprentis sommeliers.

C'est le Pied de cochon, le plus gros piège à cons du bled ; c'est aussi et surtout la Taverne de Maître Kanter où nous avons fini tant de nuits poivrées, circa 1999, notre ironie « mordante » en bandoulière. Pauvre Monsieur Marcel, gérant de l'établissement, avec son costard bleu pétrole, sa chemise saumon irradié, sa moustache indécente... Un vrai personnage de BD, qui nous offrit un dimanche midi, dans la Taverne de Courbevoie, le champagne, au seul motif qu'il avait reconnus en nous des habitués nocturnes de son ancien établissement. Il nous avait alors confié qu'il ne regrettait pas du tout le service de nuit aux Halles, les poivrots dans notre genre qu'il fallait gérer jusqu'à huit heures du matin. À Courbevoie, il avait un sourire qu'on ne lui avait jamais vu rue Jean-Jacques-Rousseau. La banlieue le rendait heureux, cet homme.

Le Ier arrondissement de Paris était, pas loin de Saint-Eustache et de la « rue Agnès B. », l'endroit où C. avait ouvert son éphémère boutique de fringues, où je passais quelques minutes quotidiennes sur le chemin de mon bar, au cours du printemps et de l'été 2004.

À une autre époque, c'étaient les queues interminables à la station de taxis de la place du Châtelet. Pas loin, la Guinness Tavern, lieu de beauferie difficile à surpasser dans le genre, avec ses groupes en toc reprenant Queen, U2, Deep Purple, Dire Straits et Radiohead. Ses pintes trop chères, mais nécessaires ; la turlute sordide que N. administra un jour sous la table à un abruti torché pendant que j'avais le dos tourné — aux toilettes —, et peu de temps avant qu'elle tente de se suicider. Les bouffées de poppers refilées à ce clochard en sortant de la Tavern, sous le distributeur automatique qui fait l'angle de la rue des Lombards et du Sébasto... En face du Duc des Lombards, ce club mythique où j'ai vu un soir Didier Bourdon dans le rôle de l'amateur de jazz, pendant un concert de Dédé Ceccarelli où je sifflais du whisky en fumant pour jouer moi aussi parfaitement le rôle, à moins que je mélange deux soirées et que Didier et Dédé ne fussent pas présents dans la salle le même soir. Le relooking du club est à l'image de la ville : parvenue, pressée de faire fortune, de soutirer du pognon au pigeon, irrespectueuse. Le Duc s'est empâté, est devenu très laid, défigure presque le pourtant odieux boulevard qu'il flanque. Sans doute passe-t-il encore du bon jazz. Je ne sais pas. Je n'y mettrai plus les pieds. Ni au Baiser salé, ni au Sunset. Je n'irai plus rue des Lombards, même pour un brunch dominical au Diable (ceci sera sans doute reconsidéré, comme toute assertion un peu trop lourdement assénée).

Le quartier des Halles est l'objet d'une description psychogéographique étourdissante dans la revue Internationale situationniste. C'était avant le fameux trou, les racailles squattant devant l'entrée de la Fnac, l'UGC-aéroport... Il y avait peut-être déjà une soupe populaire devant Saint-Eustache. Mais le RER n'existait pas.

Où me mènerait aujourd'hui une dérive psychogéographique circonscrite au Ier arrondissement ? En partant du Louvre, sous la pluie, je commencerais par traverser la rue de Rivoli au mépris du trafic, récupérerais la rue Saint-Honoré vers l'est, sur ma droite, ferais une halte à la librairie Parallèles. Une halte d'une grosse demi-heure. Dans les années 80, au tournant des années 90, j'y restais surtout pour les nombreux disques vinyls, où se nichaient quelques enregistrements pirates. Pour ça, il y avait également Monster Melodies, rue des Déchargeurs, pas loin de la rue des Deux-Boules — on ne rit pas ! les noms de rue dans le Ier sont parfois superbement évocateurs : rue de la Grande-Truanderie ! —, qui proposait des picture discs de toutes les formes et de tous les couleurs. De beaux objets de culte, en plastique. Une autre de mes adresses préférées pour la musique était située dans le Ier, impasse des Peintres, c'est-à-dire rue Saint-Denis, au 112 si j'ai bonne mémoire, dans le court tronçon — vingt-cinq mètres à peine — qui fait office de troisième côté du triangle qu'elle forme avec les rues de Turbigo et Étienne-Marcel. La boutique, qui avait pignon sur impasse, et payait ses impôts et sa TVA, jouait pourtant d'un vide juridique pour ne vendre que des disques pirates, donc « illégaux », la plupart du temps conçus en Italie. Un tout petit parfum de soufre... Elle s'appelait Carré blanc, je crois. Peut-être noir... Non, blanc.

Aujourd'hui, ce coin précis de l'arrondissement, juste en face de l'impasse des Peintres, n'a plus qu'une utilité pour le fêtard affamé et peu soucieux de surdoser ses calories : pouvoir s'empiffrer, après l'heure fatidique de fermeture légale, un kebab dans « le meilleur restaurant de la ville » (un des seuls à tailler ses propres frites, en tout cas), en y assistant, pas loin d'une fois sur deux, à de violentes invectives entre poivrots et racailles. La rue Saint-Denis... J'y ai dormi à deux ou trois reprises dans des hôtels de passe, lorsque je ratais le dernier RER à la station Châtelet-Les Halles. Cette station blafarde, ce nœud souterrain du ventre de Paris qui pue le soufre, littéralement lui. La station-tripes.

Continuons cette dérive à partir de la librairie Parallèles. Mes pas virtuels me mènent, assez bêtement, chien de Pavlov consumériste, vers l'est, vers le centre exact de Paris, vers l'effervescence et les cafés-brasseries où touristes et provinciaux égarés sont traités comme des slips sales par des connards aigris en tablier blanc. Je rebrousse donc chemin, vers l'ouest plutôt, et me retrouve à la Samaritaine où je me souviens avoir acheté un jour de juin 2000 un lit carré de deux mètres sur deux dans lequel je n'ai tiré qu'un seul coup, mais fatidique, et dans le onzième arrondissement. Pas le sujet de ce texte.

En face, le pont Neuf, que j'ai traversé des centaines de fois quand j'habitais à Odéon (sixième arrondissement, qui attendra donc lui aussi son heure), et je me rappelle avoir passé quelques minutes lascives avec une citoyenne australienne dans une de ses alcôves, en juin 2006. À quel arrondissement, d'ailleurs, appartiennent les ponts jetés entre deux rives ? Quelle est la règle ? Il y a toujours une règle. Comme celles-ci, qu'il faut connaître quand on fait profession de livreur : les rues sont numérotées en partant de la Seine, quand elles lui sont à peu près perpendiculaires, et en suivant son cours, quand elles lui sont vaguement parallèles. Les numéros pairs sont à droite. Voilà un bout de poésie parisienne personnelle...

Nikita Calvus-Mons à 00 h 51 dans Parisien-traître - Lien permanent - 5 commentaires

mercredi 19 août 2009

Traître à la Paris

Paris mérite-t-elle encore des adieux en bonne et due forme ? Si je devais répondre aujourd'hui à cette question que personne ne m'a posée, j'écrirais : non. Avec un léger pincement. Car ce serait comme nier qu'on a aimé quelqu'un, avec toute la mauvaise foi nécessaire à l'exercice.

Demain, ou ce week-end, je sais que je répondrais oui. Paris m'ennuie profondément. Il est commun d'en dire qu'elle est devenue une ville-musée : belle et froide, à l'image des filles irrécupérables et arrogantes de sa partie ouest, qui parfois encanaillent leurs culs et leurs têtes étriqués vers l'est, jusque dans les bars moisis et cosy du Marais, ou de la Bastille. « Paris la nuit c'est fini », chantait Manu Chao il y a vingt ans ; une valse antichiraquienne reprise régulièrement, sans contenu politique accessible aux touristes et poivrots de passage, par Pierre Carré, aux Noctambules, le bar de nuit de Pigalle. Nul doute que tous les réacs passés, présents et à venir ont entonné et entonneront ce refrain simple, simpliste. « C'était mieux hier. »

Et merde. C'était pourtant mieux hier. C'était moins cher (toutes inflations égales par ailleurs), moins superficiel, moins froid. Il y avait davantage de cinémas, il y avait moins de flics, au sens propre comme (probablement, vu la gueule de l'époque) au sens figuré.

J'entendais ce matin à la radio un gusse non identifié racontant pourquoi il avait quitté Paris en 1963. Le sinistre Marcellin avait déclaré : « Nous allons nettoyer Saint-Germain-des-Prés. » Il paraît qu'on nageait à l'époque dans les volutes de cannabis au premier étage du Flore, qu'on pouvait rouler ses joints aux terrasses des cafés, ce qui semble complètement surréaliste aux observateurs contemporains lâchés dans ce quartier irrespirable, cette antichambre de l'enfer consumériste. Bref : en 1963, Saint-Germain-des-Prés commence à être repris en mains, « nettoyé » (on songe ici à un autre beau travail de nettoyeur, celui effectué par Giulani à New-York : chapeau, l'artiste ! Dans la « ville qui ne dort jamais », il est devenu impossible de commander de l'alcool entre 4 heures et 9 heures du matin ; en tout cas, lors de ma dernière visite, en 2004, ça l'était). En 2009, pour évoquer la politique de la ville à Paris, ne me vient à l'esprit que cette expression très en vogue chez les journalistes sportifs et autres défaillants du cortex cérébral : « on ne tire pas sur une ambulance ».

C'est vrai. Au lieu de cela : on se casse. La décision est prise.

On fait nos adieux. Car on aime Paris, sans plus savoir pourquoi tant la police et les bourgeois de gauche « qui s'assument » (en tant que bourgeois, bien sûr...) font tout pour nous en dégoûter. On aime Ménilmontant et le canal en hiver, bien malgré ces gens. On aime même (bien sûr !) la tour Eiffel. Mais on s'en va. Dans six mois au maximum, on aura quitté, en quelque sorte battus, « abattus, courbatus, combattus » même (pour citer une autre chanson, la magnifique Bruxelles de Dick Annegarn, dont Paris tient le mauvais rôle), la ci-devant « ville lumière ». En attendant, je vais y aller, lentement, probablement de semaine en semaine, de mon hommage particulier à cette ville que je n'ai jamais réussi à quitter jusqu'à aujourd'hui. Vingt textes, un par arrondissement ; comme c'est original, pas vrai ? Je ne vais pas faire mon Léo Malet du pauvre, simplement suivre l'escargot du Ier au XXe arrondissement (où nous vivons encore) et essayer de dégager de ces villes dans la ville mes impressions les plus sincères, récoltées depuis plus ou moins vingt ans. Du bon (beaucoup) et du mauvais (beaucoup). Pour l'occasion, je crée une nouvelle et dernière rubrique à ce blog. « Parisien-traître», bien sûr...

Nikita Calvus-Mons à 14 h 50 dans Parisien-traître - Lien permanent - 12 commentaires