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60 millions de social-traîtres

« Chaque homme sait, au fond de lui, qu'il n'est qu'un tas de merde sans intérêt. » (Valerie Solanas)

Troisième arrondissement

C'était en 2001, peu après l'explosion des Mercuriales de New York. Dans ma famille, six mois auparavant, une autre explosion, cataclysmique, s'était produite dont nous subissions tous encore les conséquences. J'étais devenu pour ma sœur un tuteur non officiel, ce qui compliquait ma mission : continuer là où mes deux parents avaient échoué.

Il y avait une cinquantaine de personnes devant la porte d'entrée de cette petite maison de ville à étage, cité Dupetit-Thouars, à deux pas du Carreau du Temple. Un quartier attirant, proche de la place de la République, de la Bastille, du Marais.

L'agent immobilier était en retard, il a ouvert la maison et les candidats à la location se sont précipités dedans, moi avec eux, car candidat je l'étais, et pas seul, il me fallait trouver un trois pièces d'urgence pour y vivre avec ma sœur. Quelques semaines auparavant, mes projets étaient tout différents. Je projetais déjà de quitter Paris et j'avais commencé à prospecter à Toulouse, sur le terrain. Mais la perspective de m'occuper de ma frangine, collégienne en galère, dans une ville que je ne connaissais pas, loin des soutiens affectifs et logistiques que représentaient mes amis parigots, était trop angoissante.

Cette baraque était très charmante, mais pourrie jusqu'au trognon. Le plafond séparant les deux niveaux était complètement mort, on marchait sur la moquette comme sur un trampoline. Bref, ça menaçait de s'écrouler. J'ai fait la morale à l'agent immobilier qui louait ça : c'était lui aussi la première fois qu'il voyait la petite bicoque, il allait sonner les cloches au propriétaire. Leçons de morale en cascade. On est tous le flic de quelqu'un. Cette maison, à deux pas du siège de Libération rue Béranger où j'ai passé deux fois des annonces dans la rubrique « Transports amoureux », n'avait pas connu de travaux depuis un siècle.

Le pire, c'est que la crise du logement était telle à l'époque que quelques personnes étaient vraiment prêtes à louer ce piège à souris, qui était onéreux, en plus !

J'aimais bien ce quartier. Je l'aime encore. « Ah, enfin ! » jubile le lecteur. Au début du Web, quand tout était vraiment nouveau et excitait les plus blasés d'entre nous, j'allais souvent lire mes mails et surfer au Web Bar, 32, rue de Picardie, endroit assez fabuleux sur le plan architectural, avec sa structure en métal et son impressionnante verrière. On y utilisait dans la partie cyber-café du premier étage des machines Unix, pas banal... J'y ai bu pas mal de verres, des boissons chaudes dans des fauteuils, des cocktails. On y mangeait aussi, dans le genre fooding, assis sur des poufs trop durs mais tendance... L'endroit est vite devenu le lieu idéal (et galvaudé) pour les soirées de lancement de site web. J'y ai croisé des stars immenses, comme des footeux du PSG ou l'ancien patron de Peugeot, Jacques Calvet, pendant une dégustation organisée par le pinardier en ligne, alors embryonnaire, ChateauOnline (respecter l'orthographe déviante des neuneus qui créent leur start-up m'a toujours débecté, mais bon, on ne se refait pas). Au Web Bar j'ai aussi, après une errance dans tout l'arrondissement en compagnie d'un sinistre collègue allemand que je devais (pourquoi moi ?) balader pendant la soirée, assisté — bourré mais heureux — à la victoire de la France sur la Croatie en demi-finale. Premier but (croate) aux chiottes. Les deux buts de Thuram la vessie vide.

M. habitait dans le IIIe, il y travaillait quand je l'ai rencontré. Rue Sainte-Anastase, entre la rue de Turenne — rue des tailleurs — et le musée Picasso. Pas loin, il y a Weber Métaux, à l'angle de la rue du Poitou si je me souviens bien — ici, c'est le quartier des provinces et régions françaises d'un certain style : Poitou, Saintonge, Normandie, Picardie, Perche, Bretagne, Forez, Beauce... Ça sent bon la charcuterie, le purin et la littérature régionaliste.

Weber Métaux, même si vous n'avez pas de travaux à faire, c'est une visite fascinante. Du métal en plaques de toute épaisseur, en tubes, en feuilles... C'est pour les travaux du Politburo que je suis allé chez Weber, et depuis l'envie me titille à intervalles réguliers d'aller m'y promener et acheter du métal pour un usage quelconque. Le métal de chez Weber donne des idées.

Je n'ai pas d'actions chez Weber. Mais j'aime cet endroit, résurgence industrielle en plein quartier tertiaire, élégant et friqué. Vous connaissez le refrain, il est le même dans presque toute la ville. Le IIIe marque effectivement le début des quartiers populaires d'antan, on le sent, le XIe est tout proche (quelle différence sociologique entre les rues de Crussol et de Saintonge, de part et d'autre du boulevard-frontière ?). On commence à sortir de la zone touristique. Et ce n'est pas comme le IIe, à la même latitude mais plus à l'ouest. Dans le IIIe, non seulement il n'y a plus de touristes mais il n'y a pas non plus de boursicoteurs, de journalistes économiques, de banquiers, bref, il y a beaucoup moins de cons. On est à proximité du canal qui s'annonce. Et on commence à respirer. On trouve moins difficilement les menus entrée-plat-dessert à moins de dix euros ; le demi de bière à moins de trois euros se généralise. Ça se civilise.

Mes souvenirs personnels dans le IIIe sont nombreux. Comme souvent, ils sont ancrés dans ma mémoire par les noms de rue. Une soirée d'appart' miteuse rue Notre-Dame-de-Nazareth : la copine chez qui on s'emmerdait était la première d'entre nous à être « montée à Paris » (en fait, la deuxième après moi). C'était une sorte d'événement.

Rue du Bourg-l'Abbé, une soirée rigolote dans une boîte miteuse, les Bains-douches. On venait de m'imprimer cinq cents cartes de visite. Je ne les ai utilisées qu'une seule fois : pour laisser des petits mots doux à un VRP en boîte, dans son col de chemise. Ça disait « Tu me plais », ou « J'ai envie de toi ». Je dessinais à la va-vite des petits cœurs, entre deux flaques de mojito, et je glissais l'objet du délit dans la nuque du type, pour la seule raison que je l'avais entendu proférer une connerie homophobe en passant. Ce sont les limites de mon homosexualité. Voir le sourire du gars se crisper un peu plus après chaque glissement de business-card griffonnée sous sa chemise de beauf était un spectacle rare, partagé avec C. et J. On est sortis de la boîte après le premier verre, bien sûr.

C'est rue Saint-Martin, à côté du square, que je suis devenu propriétaire d'un appartement pour la première fois. Je veux dire que c'est là qu'était le notaire.

Rue Rambuteau ma sœur a travaillé dans un restaurant végétarien pas très bon, voire franchement dégueulasse quand il se risquait à l'imitation d'une choucroute avec des saucisses végétales et de la graisse végétale. Le resto était réputé, mais il ne faut pas s'en étonner, camarades provinciaux : le concept suffit au Parisien, qui ne connaît généralement rien ni à la bouffe ni au vin.

Tiens, c'est aussi dans le IIIe (Marais) que G. s'est marié, rue Braque, ou rue de Braque (comme le dit Google), on ne sait pas trop. Pour moi, c'est celle de Georges Braque, mais je me demande s'il n'a pas une rue ailleurs, dans le XIXe. Et « de Braque », ça désignerait quoi, alors ?

Vérification faite, la rue Georges-Braque est à côté du parc Montsouris.

Et la rue de Braque a une page impressionnante sur Wikipédia, compte tenu du fait que c'est une rue très courte. Ancienne rue des Boucheries-du-Temple... Toujours cette poésie toponymique... Sur la page Wikipède, on voit un bout du plan de Turgot, ce qui me rappelle qu'un des bars de la rue des Coutures-Saint-Gervais, l'Apparemment café, en a, sur un mur de sa première salle, une copie impressionnante que j'ai souvent contemplée comme un gamin rêvant aux étoiles. Les plans de Paris m'ont toujours fait rêver ; à dix-huit ans je voulais connaître Paris par cœur, c'était un but suffisant dans ma vie.

(À part pour le beau plan ancien de Paname, inutile d'aller vous ruiner et vous emmerder à l'Apparemment café, sauf si vous avez envie de faire une partie de Trivial Pursuit en buvant des kirs à la mûre, auquel cas personne ne peut plus rien pour vous...)

Nikita Calvus-Mons le 01/10/09 à 17 h 19 dans Parisien-traître
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