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60 millions de social-traîtres II

« Chaque homme sait, au fond de lui, qu'il n'est qu'un tas de merde sans intérêt. » (Valerie Solanas)

Premier arrondissement

Le premier souvenir qui surgit est pathétique : c'est un grec-frites, avec des gouttes de sauce qui tombent et s'écrasent sur le trottoir gris, m'obligeant à allonger les bras et à me pencher gauchement pour mordre dans le sandwich, dont le contenu est pour le moins fuyant. Un kebab, oui... Dans ma banlieue, ç'avait toujours été le « sandwich grec », imbibé par défaut de l'immonde sauce blanche qui m'a longtemps rendu inaccessibles ces subtils plaisirs orientaux. Je croyais la sauce consubstantielle au grec.

Ce n'est d'ailleurs pas exactement le souvenir d'un grec-frites, mais celui du prix du grec-frites. À Châtelet, toute la mafia turque du döner (qui a toujours choisi de communiquer largement sur le terme « grec » ; les Turcs s'assoient ainsi sur leur fierté pour vendre leurs sandwichs mayo-harissa comme des petits pains), les Turcs des Halles, donc, s'étaient tous alignés sur un prix de vingt francs. Valeur étalon du grec-frites dans cette partie de Paris. Il suffisait de traverser la Seine pour gagner deux francs au change, étant donné que le prix de la mafia turque de Saint-Michel était calé à vingt-deux. Mystères de la géopolitique.

J'avais l'habitude de traverser en diagonale un bout du premier arrondissement tous les soirs quand je rentrais du Politburo, au début. Et même si c'était sept ans après les premiers kebabs juteux de la rue Saint-Denis, ma consommation de junk food ne s'en était toujours pas améliorée : je faisais en sorte d'arriver à deux heures moins cinq, juste avant la fermeture d'un petit boui-boui coincé entre deux sex-shops, et j'en repartais avec deux crêpes de rue sordidement délicieuses : une jambon-œuf, et une Nutella. Parfois j'ajoutais de la noix de coco. Je mangeais ça dans le deuxième arrondissement voisin, chez moi, devant la téloche, dans une odeur acide de carton beurré.

Je me souviens d'une des toutes premières éditions de l'Étrange Festival, en 1999, où j'avais découvert le cinéma incroyable de José Mojica Marins, notamment son inouï Finis Hominis. J'avais gardé au mur pendant quelques mois le ticket de la projection de son opus de la série Zé do Caixo, Cette nuit, ton corps m'appartiendra. Le festival avait aussi diffusé un film érotico-pédagogique assez cru qui mettait en scène des transsexuels qui « bandaient » en plaçant une tige de plastique à l'intérieur d'une cavité cicatrisée, spécialement prévue à cet effet, creusée dans le tubercule de chair greffée qui leur servait de pénis.

Le Ier arrondissement, à l'ouest de l'axe du boulevard Sébastopol, ce sont les Halles, leur affreux forum, leur Flunch qui fait partie du décor et où je n'ai jamais mis un pied. Un mélange de ringardise provinciale et de frénésie cosmopolite et commerçante, rue de Rivoli.

Ce sont aussi mes premières excursions de banlieusard adolescent vers les échoppes de la rue Saint-Denis qui vendaient des Doc Martens et des 501.

Plus récemment, ce sont quelques dîners nocturnes de fêtards chez Denise, à la Tour de Montlhéry, avec son nom médiéval et ses « meilleures tripes de Paris », succulentes en tout cas ; un baba au rhum maison, plus proche du pudding anglais, admirable, avec la bouteille de rhum sur la table. Le choix entre deux vins de table seulement, mais parfaits, « sur le fruit » comme disent les apprentis sommeliers.

C'est le Pied de cochon, le plus gros piège à cons du bled ; c'est aussi et surtout la Taverne de Maître Kanter où nous avons fini tant de nuits poivrées, circa 1999, notre ironie « mordante » en bandoulière. Pauvre Monsieur Marcel, gérant de l'établissement, avec son costard bleu pétrole, sa chemise saumon irradié, sa moustache indécente... Un vrai personnage de BD, qui nous offrit un dimanche midi, dans la Taverne de Courbevoie, le champagne, au seul motif qu'il avait reconnus en nous des habitués nocturnes de son ancien établissement. Il nous avait alors confié qu'il ne regrettait pas du tout le service de nuit aux Halles, les poivrots dans notre genre qu'il fallait gérer jusqu'à huit heures du matin. À Courbevoie, il avait un sourire qu'on ne lui avait jamais vu rue Jean-Jacques-Rousseau. La banlieue le rendait heureux, cet homme.

Le Ier arrondissement de Paris était, pas loin de Saint-Eustache et de la « rue Agnès B. », l'endroit où C. avait ouvert son éphémère boutique de fringues, où je passais quelques minutes quotidiennes sur le chemin de mon bar, au cours du printemps et de l'été 2004.

À une autre époque, c'étaient les queues interminables à la station de taxis de la place du Châtelet. Pas loin, la Guinness Tavern, lieu de beauferie difficile à surpasser dans le genre, avec ses groupes en toc reprenant Queen, U2, Deep Purple, Dire Straits et Radiohead. Ses pintes trop chères, mais nécessaires ; la turlute sordide que N. administra un jour sous la table à un abruti torché pendant que j'avais le dos tourné — aux toilettes —, et peu de temps avant qu'elle tente de se suicider. Les bouffées de poppers refilées à ce clochard en sortant de la Tavern, sous le distributeur automatique qui fait l'angle de la rue des Lombards et du Sébasto... En face du Duc des Lombards, ce club mythique où j'ai vu un soir Didier Bourdon dans le rôle de l'amateur de jazz, pendant un concert de Dédé Ceccarelli où je sifflais du whisky en fumant pour jouer moi aussi parfaitement le rôle, à moins que je mélange deux soirées et que Didier et Dédé ne fussent pas présents dans la salle le même soir. Le relooking du club est à l'image de la ville : parvenue, pressée de faire fortune, de soutirer du pognon au pigeon, irrespectueuse. Le Duc s'est empâté, est devenu très laid, défigure presque le pourtant odieux boulevard qu'il flanque. Sans doute passe-t-il encore du bon jazz. Je ne sais pas. Je n'y mettrai plus les pieds. Ni au Baiser salé, ni au Sunset. Je n'irai plus rue des Lombards, même pour un brunch dominical au Diable (ceci sera sans doute reconsidéré, comme toute assertion un peu trop lourdement assénée).

Le quartier des Halles est l'objet d'une description psychogéographique étourdissante dans la revue Internationale situationniste. C'était avant le fameux trou, les racailles squattant devant l'entrée de la Fnac, l'UGC-aéroport... Il y avait peut-être déjà une soupe populaire devant Saint-Eustache. Mais le RER n'existait pas.

Où me mènerait aujourd'hui une dérive psychogéographique circonscrite au Ier arrondissement ? En partant du Louvre, sous la pluie, je commencerais par traverser la rue de Rivoli au mépris du trafic, récupérerais la rue Saint-Honoré vers l'est, sur ma droite, ferais une halte à la librairie Parallèles. Une halte d'une grosse demi-heure. Dans les années 80, au tournant des années 90, j'y restais surtout pour les nombreux disques vinyls, où se nichaient quelques enregistrements pirates. Pour ça, il y avait également Monster Melodies, rue des Déchargeurs, pas loin de la rue des Deux-Boules — on ne rit pas ! les noms de rue dans le Ier sont parfois superbement évocateurs : rue de la Grande-Truanderie ! —, qui proposait des picture discs de toutes les formes et de tous les couleurs. De beaux objets de culte, en plastique. Une autre de mes adresses préférées pour la musique était située dans le Ier, impasse des Peintres, c'est-à-dire rue Saint-Denis, au 112 si j'ai bonne mémoire, dans le court tronçon — vingt-cinq mètres à peine — qui fait office de troisième côté du triangle qu'elle forme avec les rues de Turbigo et Étienne-Marcel. La boutique, qui avait pignon sur impasse, et payait ses impôts et sa TVA, jouait pourtant d'un vide juridique pour ne vendre que des disques pirates, donc « illégaux », la plupart du temps conçus en Italie. Un tout petit parfum de soufre... Elle s'appelait Carré blanc, je crois. Peut-être noir... Non, blanc.

Aujourd'hui, ce coin précis de l'arrondissement, juste en face de l'impasse des Peintres, n'a plus qu'une utilité pour le fêtard affamé et peu soucieux de surdoser ses calories : pouvoir s'empiffrer, après l'heure fatidique de fermeture légale, un kebab dans « le meilleur restaurant de la ville » (un des seuls à tailler ses propres frites, en tout cas), en y assistant, pas loin d'une fois sur deux, à de violentes invectives entre poivrots et racailles. La rue Saint-Denis... J'y ai dormi à deux ou trois reprises dans des hôtels de passe, lorsque je ratais le dernier RER à la station Châtelet-Les Halles. Cette station blafarde, ce nœud souterrain du ventre de Paris qui pue le soufre, littéralement lui. La station-tripes.

Continuons cette dérive à partir de la librairie Parallèles. Mes pas virtuels me mènent, assez bêtement, chien de Pavlov consumériste, vers l'est, vers le centre exact de Paris, vers l'effervescence et les cafés-brasseries où touristes et provinciaux égarés sont traités comme des slips sales par des connards aigris en tablier blanc. Je rebrousse donc chemin, vers l'ouest plutôt, et me retrouve à la Samaritaine où je me souviens avoir acheté un jour de juin 2000 un lit carré de deux mètres sur deux dans lequel je n'ai tiré qu'un seul coup, mais fatidique, et dans le onzième arrondissement. Pas le sujet de ce texte.

En face, le pont Neuf, que j'ai traversé des centaines de fois quand j'habitais à Odéon (sixième arrondissement, qui attendra donc lui aussi son heure), et je me rappelle avoir passé quelques minutes lascives avec une citoyenne australienne dans une de ses alcôves, en juin 2006. À quel arrondissement, d'ailleurs, appartiennent les ponts jetés entre deux rives ? Quelle est la règle ? Il y a toujours une règle. Comme celles-ci, qu'il faut connaître quand on fait profession de livreur : les rues sont numérotées en partant de la Seine, quand elles lui sont à peu près perpendiculaires, et en suivant son cours, quand elles lui sont vaguement parallèles. Les numéros pairs sont à droite. Voilà un bout de poésie parisienne personnelle...

Nikita Calvus-Mons le 04/09/09 à 00 h 51 dans Parisien-traître
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Commentaires

Les slips sales

"les cafés-brasseries où touristes et provinciaux égarés sont traités comme des slips sales par des connards aigris en tablier blanc" : c'est exactement ça, Paris. Mais c'est aussi l'Etrange festival et ça reprend ce week-end : houra !!!

monierza - 04.09.09 à 10:39 - # - Répondre -

Des kebabs -moi j' ai connus les guez à 10 Fr, où il fallait chercher le sandwich sous la brassé de frites- jusqu' à la station-tripes : le ventre de Paris en action, si j' ai bien suivis.

On peut aussi faire toute la rue de Rivoli, depuis les arcades des Tuileries
-jusqu' à Parallèles.
Durant ce périple on observe alors un phénomène physique  : plus on approche du 1er, plus la lumière se raréfie ; c' est comme si à la fin il ne restait plus que les néons pour nous impressionner le nerf optique.

A part ça, je trouve la lumière orange de la nuit angoissante.

Au Poteau ! - 06.09.09 à 22:31 - # - Répondre -

L'article invite le lecteur à une dérive psychogéographique, le guidant à travers les méandres des souvenirs personnels de l'auteur.

Franck20 - 28.09.23 à 23:12 - # - Répondre -

Merci

 Article très interessant

Afraa - 29.09.23 à 17:29 - # - Répondre -

Merci !

Très interessant 

 

Afraa - 29.09.23 à 17:35 - # - Répondre -

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