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60 millions de social-traîtres II

« Chaque homme sait, au fond de lui, qu'il n'est qu'un tas de merde sans intérêt. » (Valerie Solanas)

Le Jésus, le cul et la note bleue

Je lis ce texte érudit et convaincant de Gaëtan Tröger, Contribution à une épistémologie de la traduction, et comme d'habitude je m'aperçois que mon cerveau ne fonctionne pas à plein régime quand il s'agit de théorie. Je ne suis concentré qu'à moitié ; pourtant je crois comprendre intuitivement, et de façon assez facile, beaucoup des problèmes théoriques posés par la traduction, que je rencontre comme tout traducteur.

Il y a dans cet « artisanat » et l'étude qui en est faite quelque chose qui rappelle les rapports entre la pratique musicale et l'analyse musicologique. Un guitariste de jazz n'est pas obligé de connaître la théorie musicale pour placer, au bon moment, un accord compliqué de neuvième. Jouant à l'oreille, il sera peut-être (sûrement) intéressé que quelqu'un vienne lui expliquer ce que lui ressent — sans chercher à l'expliciter —, c'est-à-dire la construction étrange de cet accord et son rôle dans l'œuvre ; mais il sera sans doute largué au-delà d'un certain niveau d'abstraction. Et il en concevra sans doute un complexe, léger ou fort, refoulé ou assumé. Qu'aurait pensé, que pensait Jimi Hendrix, autodidacte notoire, des analyses, fussent-elles passionnantes, vertigineuses, de ses solos ?

La batterie, et plus généralement tout instrument de percussion (la batterie, comme celle de la cuisine, n'étant qu'un ensemble de percussions, auquel renvoie sa dénomination plurielle en anglais, the drums : les tambours !), offre un contraste encore plus évident entre le niveau moyen de connaissance théorique et l'intuition  musicale moyenne (appelons ça, au sens du skill anglais, le talent moyen) de ses pratiquants. Les « accidents heureux » y sont nombreux, une fois dépassé un seuil de compétence que j'ai atteint, ce qui signifie qu'il est assez bas dans l'échelle de la maîtrise technique. L'accident heureux, à la différence du « pain » (qui est souvent l'erreur du musicien pétant plus haut que son cul, ou du footballeur maladroit s'essayant à la « papinade »1), est cette note ou cette phrase jouée inconsciemment, sans préparation, au jugé, au feeling. Ce n'est pas de l'improvisation puisque celle-ci est quand même préparée, fût-ce un temps ou une croche avant, dans l'esprit du musicien. L'improvisateur sait ce qu'il va jouer ; l'heureux accidenté a laissé parler son inconscient, à moins que ce soit même — je pencherais d'ailleurs plutôt pour cette vision — son corps seul, complètement libéré, comme pendant l'orgasme, de son esprit.

Et la note bleue est atteinte. La note bleue personnelle (comme Dave Gahan parle de son personal Jesus), celle qui vient sans être prévue ; cette note du corps qui sonne parfaitement juste. Dès lors, deux attitudes sont possibles, comme lorsqu'un ailier centre dans le but laissé dégarni par le gardien qui surveillait l'avant-centre : assumer l'erreur (qui dans le cas du footeux en est réellement une, d'ailleurs) ou faire semblant de l'avoir « fait exprès ». Je ne sais pas ce qui est le plus flatteur, musicalement parlant. J'aime l'idée que mon corps me surprend, que mon potentiel de musicien n'est pas encore exploité, que mon talent (my skill) me dépasse et que c'est mon esprit qui le bloque la plupart du temps. D'un autre côté, le fantasme de la toute puissance, de la maîtrise absolue, réfléchie et froide, cybernétique, est assez séduisant.

L'attitude à choisir dépend peut-être uniquement de la personnalité de la fille à séduire, ce qui nous ramène à Freud et à Étienne Mougeotte, qui savent que : « Le cul, le cul, le cul. »
 


1D'où la présence inévitable de ces pains ou erreurs lors des répétitions et des entraînements, qui sont le lieu de l'expérimentation et du dépassement — qu'est si rarement la scène ou le terrain, sauf chez les plus talentueux : cf. Hendrix, ou le pénalty de Zidane en finale de la Coupe du monde, triple accident heureux (1/choix incroyable, imprévisible et imprévu par Zidane lui-même, jusqu'à preuve du contraire, de piquer le ballon ; 2/rebond vertical sur la barre transversale ; 3/rebond heureux, enfin, du ballon juste derrière la ligne de but).

Nikita Calvus-Mons le 19/12/07 à 00 h 08 dans Musical-traître
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Commentaires

Mieux que le pain, il y a le sentiment divin absolu qui est de composer un morceau (ou au moins un riff) en temps réel, pendant les répets, justement. Passer du néant à quelque chose, ça c'est le pur bonheur (evidemment qu'en fait on ne crée pas à partir de rien ; mais c'est trop bon d'y croire).

memapa - 19.12.07 à 00:35 - # - Répondre -

Re:

C'est du même ordre. Et en effet, c'est trop bon d'y croire. Est-ce que Francesco Redi fut désabusé quand il découvrit que la génération ex nihilo d'asticots sur les cadavres n'existait pas ? N'était-ce pas une manifestation magique de la mort ? Quand la magie disparaît, ne meurt-on pas un peu plus ?

Quid, sinon, de la recréation de ce morceau, souvent perdu car non enregistré, ni sur bande, ni dans la mémoire du musicien ? C'est un problème éternel des musiciens pas finis...

Bordel, il me faut un kebab.

60millions - 19.12.07 à 00:44 - # - Répondre -

Il est un peu jargonant et laborieux, l'article sur la traduction. Tu prends, au hasard, le paragraphe 40  - il y est dit, en tout et pour tout : "Le texte est polysémique". Sans déconner ? Ou les paragraphes 29 à 32, qui ont pour objectif de dire "La forme et le sens sont liés". Non mais sérieux.

Et puis il y a des choses importantes qui manquent : les exigences du commanditaire, par exemple. Le client a déjà le texte traduit en tête, et c'est à cette vision-là que le traducteur est subordonné, plus encore qu'au texte. Ou, exemple plus rigolo, le cas fréquent de la phrase vide de sens. C'est là qu'on mesure son honnêteté : faut-il traduire par une phrase tout aussi imbécile, ou faut-il remettre un peu de sens là-dedans, au passage ?

Si on s'intéresse au travail du traducteur en tant que tel, la vraie question, c'est celle de l'honnêteté, pas celle de la fidélité (qui est un peu à la traduction ce que l'objectivité est au journaliste - un grand mot à jeter à la gueule des ignorants pour avoir la paix). Et si on parle de la transformation d'un texte en un autre, il est plus productif de s'intéresser aux circonstances externes, à tout ce qui entoure le texte d'origine et le traducteur pendant qu'il travaille - clients, auteur, délais, public de réception, relecture ou non par quelqu'un d'autre. 

Général Spinoza - 19.12.07 à 23:24 - # - Répondre -

Re:

Ou, exemple plus rigolo, le cas fréquent de la phrase vide de sens. C'est là qu'on mesure son honnêteté : faut-il traduire par une phrase tout aussi imbécile, ou faut-il remettre un peu de sens là-dedans, au passage ?

Hmm, c'est présent justement dans l'article. Le problème est traité, enfin mentionné. Jargonnant, oui, fatalement ; laborieux, je ne saurai dire : j'ai assez dit que ce genre de texte théorique n'était pas mon truc, mais celui-là ne m'a pas endormi, ni irrité par son apparente absence de but, comme tant de textes similaires. Il m'a parlé, assez concrètement.

Je vous trouve un peu sévère Général (vous avez dû en lire encore moins que moi, en fait, ce qui m'honore), même si, comme je l'ai dit, certains passages me sont passés à côté. Et puis les exigences du commanditaire, moi je veux bien, mais c'est un tout autre sujet, pas très linguistique. On ne peut pas reprocher au type de se lancer dans une analyse traductologique (le vilain mot...) et de ne pas parler de l'environnement professionnel du traducteur. Sujet intéressant aussi, par ailleurs. Peut-être.

Le cto de traducto me fait penser à celui de procto.

60millions - 20.12.07 à 00:29 - # - Répondre -

Re:

Alors attention, l'article parle de phrases polysémiques, ambigues, etc. Moi je te parle de phrases vides de sens, totalement, du type :

"Using this Information Evolution Model, we can objectively explain to our top executive and related organizations the various BI issues and initiatives, such as how our company is now on Level 4 and is aiming for Level 5, etc."

Là il n'est plus question de trancher entre les interprétations. Ca n'a pas de sens. Là il y a plusieurs choix, on peut être méchant et faire passer l'auteur pour un crétin, honnête et traduire par une phrase vide de sens aussi, ou lèche-cul et rendre la phrase lisible.

Ensuite j'ai envie de dire que si, justement, les exigences du client sont un problème hautement linguistique. Les questions qui se posent, mettons quand je dois traduire une phrase avec 'governance' dedans, c'est : est-ce que mon client est pour ou contre les mots qui n'existent pas ('gouvernance', en l'occurence) ? Est-ce qu'il croit parler anglais ? Est-ce qu'il y a quelqu'un après moi pour adapter au public final ou non ? Je me répète, mais le vrai cadre contraignant, ce n'est pas tant le texte d'origine - auquel on peut faire dire un peu ce qu'on veut, on l'apprend vite - que le texte d'arrivée tel que le client le conçoit. C'est ça l'étalon, ça qui dicte les parti-pris et les décisions de langue, au moment de traduire.

Alors d'accord, je suis peut-être un peu sévère, mais le gars qui se gargarise de 'nonobtant' et d'italiques pour conclure que la traduction est, au fond, une oeuvre originale, je vois pas trop de raisons d'être tendre avec lui. Je veux dire, il n'y a que les clients pour croire sincèrement qu'on leur rend le même texte, mais en français.

Général Spinoza - 20.12.07 à 01:36 - # - Répondre -

Re:

Pour sûr. Ton analogie avec l'objectivité journalistique est d'ailleurs per tinente et cutante.

Tu as raison pour le vide de sens, je n'avais pas compris que tu allais aussi loin. Cette langue corporate m'a toujours débecté, je la fuis autant que je peux, mais ton exemple est bien joli. Il me rappelle le site de Pierre la Police, Quality Intruder, hélas mort aujourd'hui. Je souscris au triptyque méchant/honnête/lèche-cul. Faire le méchant est probablement très contre-productif. Faire le lèche-cul est probablement productif.

Je me bats surtout avec des choses parfois mal écrites, mais jamais vraiment vides de sens. Pas de langue business, marketing, corporate, etc. Et quand je tombe sur du mal écrit, je réécris, pour plaire à mon client bien sûr — mais aussi parce que c'est ce qu'il me demande, précisément : que le résultat sonne bien en français. Je ne connais pas ces dilemmes dont tu parles. Enfin, je les connais, mais ne les pratique pas. C'est du luxe, disons.

60millions - 20.12.07 à 02:02 - # - Répondre -

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