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60 millions de social-traîtres

« Chaque homme sait, au fond de lui, qu'il n'est qu'un tas de merde sans intérêt. » (Valerie Solanas)

Duels aux néons

Je sors du rayon des sauces, les toutes faites, avec la version Buitoni de la bolognese en équilibre sur le paquet de pipe rigate de chez Barilla. Que des best-sellers, que je coince contre mon torse avec l'avant-bras gauche ; à droite le même genre d'installation branlante concerne le dessert : deux starlettes éternelles de l'agroalimentaire. La crème Mont-Blanc, dans son conditionnement familial, soutient le poids d'un paquet de la réédition vintage des Chamonix que je compte bien tremper sans vergogne dans le chef-d'œuvre lacté au chocolat. Tout ça manque de s'écraser au sol à chacun de mes pas, hésitants, car je combats depuis deux jours une infection sournoisissime qui me transforme en pompe à mucus jaune de première.

Je me retrouve dans la queue pour la caisse, où officie une Noire tirant une tronche aussi laide que mon bouton de fièvre ; et pour cause : à la fin de sa journée, subie sous le feu croisé du mépris des bourgeois odieux du VIe arrondissement et de la morale étroite de sa sous-chef, elle est en train de gérer un cas ennuyeux de carte bleue refusée. En face d'elle, un type falot en col roulé blanc, courageux comme un lombric, fait et refait son code mais rien n'y fait, la carte ne passe pas et dans la queue la rumeur gronde.

Après dix minutes d'essais, le loser s'en va, laissant impayés mais sortis de leurs rayons — où un larbin les remettra bientôt en pestant — les victuailles qui auraient dû le nourrir pendant un week-end, et il a l'âme gangrénée par l'angoisse bancaire, un samedi soir, au pire moment.

À l'instant même où il décide d'abandonner, la rombière qui attend après lui, probablement excédée d'avoir perdu dans cet endroit sordide de néons ternes dix minutes de sa vie d'oisive poule-à-toubib, se met alors à râler presqu'in petto mais point assez pour que ne le perçoive le type assez dégingandé qui lui fait suite.

« Vous n'avez jamais eu de problème d'argent, madame ?
— Non, répond-elle excédée.
— Vous avez de la chance... Continuez comme ça. »

Et je l'entends très bien, à trois mètres, laisser échapper un « connasse... » d'une pertinence éblouissante. Ce que la poule liftée ne laisse pas passer :

« Pardon ?
— Oui, vous avez bien entendu. »

Ça la laisse sans voix, la colère l'enlaidit, déforme hideusement les croûtes de fond de teint — une tectonique du lifting reste à réaliser, pour comprendre ces situations étonnantes. L'homme ne lui laisse pas le temps de s'étrangler :

« Vous venez de voir comme tout le monde ce pauvre garçon emmerdé par sa carte bleue, tout le monde a vu son visage se décomposer à chaque refus de la machine, car il comprenait qu'il ne pourrait pas s'acheter à manger pour ce soir, et que c'était absurde et violent, et vous n'avez rien trouvé de mieux à faire que de lui témoigner votre mépris et votre impatience à la gueule... Vous êtes donc selon moi une connasse. Je n'ai aucune raison valable de ne pas vous en informer. Ce n'est pas une insulte, c'est votre statut à mes yeux. Connasse. Et de la pire espèce. »

À l'arrière, je jouis en silence et manque de faire s'effondrer la crème.

Ce type est mon frère.

La semaine dernière, j'avais entamé une joute pénible avec une autre de ces pétasses de luxe, dans les trente ans, comme quoi ça mûrit vite, qui prétendait me passer devant — soit : faire passer son caddie chargé à ras-bord, qu'elle allait faire livrer à son sixième étage par un coolie sous-payé auquel elle lâcherait royalement deux euros de pourboire, j'ai fait ce boulot, je vous connais bande de salopes, elle allait donc faire passer sa tonne de victuailles devant mon unique bouteille de vin, sournoisement, avant qu'à sa grande surprise je ne l'interpelle et perturbe ses plans, l'enjoignant simplement à la courtoisie la plus élémentaire. Le mot, je me souviens, la fit hoqueter.

Le combat des vieilles peaux contre les égarés du sixième.

Avec comme témoins des caissières compatissantes.

Sous des néons éblouissants.

Warholien, non ?

Nikita Calvus-Mons le 04/02/07 à 19 h 42 dans Littéraire-traître
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Commentaires

petit bijou platine ce post !

hahah j'en ris encore (même si il n'y a pas matière à rire de la médiocrité du monde)

GG

 

Ano'nym Khapadnom - 05.02.07 à 18:17 - # - Répondre -

Re:

Merci — ça avance ce live ? Aura-t-on des surprises, comme te voir nu ?

(Aujourd'hui une des bandes était drôlatique, ça parlait de nu et je ne cessais de penser à toi.)

60millions - 05.02.07 à 23:42 - # - Répondre -

Re: Re:

incoryable comme on m'associe au nu... quelque part c'est une victoire, un travail de sape si j'ose m'exprimer ainsi...

le live (plus une diffusion qu'un live mais on s'en branle non ?) est quasi prêt. et je suis content.


félicite mathieu pour le connasse c'est quand meme qq chose !


 

Ano'nym Khapadnom - 06.02.07 à 00:07 - # - Répondre -

Re: Re: Re:

Haha, j'ai mis deux secondes à comprendre pourquoi ce « Mathieu »...

« Ce type est mon frère », hélas... n'est qu'une licence poétique. (Texte « vrai » à 30 %... J'ai même pas acheté de sauce bolognaise. Le gonzo a ses limites !)

60millions - 06.02.07 à 00:40 - # - Répondre -

D'une beauté extraite, et qui m'a ébloui.

Remarquable.

Et ébloui.

PS : J'aime les points, c'est le seul endroit où c'est tout propre et net. Et puis, ça rythme, mine de rien, l'air de tout.

Tulipe-qui-pagaie - 08.03.07 à 01:56 - # - Répondre -

D'une beauté extraite, et qui m'a ébloui.

Remarquable.

Et merci.

PS : J'aime les points, c'est le seul endroit où c'est tout propre et net. Et puis, ça rythme, mine de rien, l'air de tout.

Tulipe-qui-pagaie - 08.03.07 à 01:56 - # - Répondre -

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