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60 millions de social-traîtres

« Chaque homme sait, au fond de lui, qu'il n'est qu'un tas de merde sans intérêt. » (Valerie Solanas)

Punks à chiens, murs en pierres et Coupe du monde

(Suite du texte du dessous)

Adoncques je suis assis à cette table en bois, sur un banc, comme je le serais sur une aire d'autoroute puisque le lieu du festival où je dois me produire dans un peu moins de deux heures est un petit parc ceint de murs de vieilles pierres, dépendance d'un manoir appartenant à la municipalité de Corbetta, et qui sert sans doute de dortoir aux techniciens travaillant pour le festival, ou festoche, comme disent les punks.

Il est vingt et une heures et la tension monte. Depuis le début de l'après-midi, je me fais chambrer. Tout le monde, autour de moi, se moque éperdument du match Togo-France, dans le style méprisant que je connais bien : « Mais ils sont nuls ! » Moi, nuls ou pas, je suis bêtement derrière eux et je préférerais qu'on repousse le concert d'une heure pour pouvoir regarder tranquillement ce match décisif, bordel, au bar le plus proche (mais Corbetta ne ressemble pas à une ville animée, alors le bar le plus proche...).

J'ai trouvé la parade. Quatre commentateurs très spéciaux ont promis de me faire vivre le match par SMS. Mon sociologue a répondu présent. Pas le dernier pour chambrer avant la compétition, il s'est finalement pris au jeu et m'enverra à la mi-temps le message le plus touchant :
« 0-0 à la mi-temps c insoutenable!!! » Pour moi, par la grâce de la vodka pure et d'un cigare Hamlet, dont on connaît les propriétés relaxantes adaptées aux instants de violente adversité, c'est un peu moins insoutenable, mais j'imagine T., sa bière à la main, dans un pub empli de beaufs n'osant pas avouer, cette fois, leur racisme ordinaire1, les yeux rivés sur l'écran, voir s'égréner les occasions, le but refusé de Trézéguet, le fantôme de juin 2002 s'installer progressivement sur cette partie... et je vis avec lui ce match, en même temps que j'écoute les discussions politiques avinées de mes camarades musiciens, à la table en bois (sur l'air de Faut-il accorder aux couples homosexuels le droit à l'adoption ?, non-débat rétrograde, aussi peu intéressant qu'une interview de Zidane, au fond). À vingt-deux heures vingt, le téléphone fait bip, et c'est ma sœur, la plus rapide, qui m'annonce sobrement « Buuuuuuuuuuut de Thuram!!!! » avant de se reprendre, vingt secondes plus tard, « Non de Vieira pardon ». Entretemps T. n'avait pas perdu une seconde et m'avait également annoncé, dans un style d'ailleurs similaire : « Buuuut de Vieira!!! et rebelote à l'instant ». Henry avait doublé la mise, comme on dit dans le jargon. Les plus féroces imbéciles avaient donc tort.

Ma sœur et mon pote T. : les plus efficaces commentateurs, mais pas les seuls. Il y eut aussi D., qui en fit tellement qu'en fait cela fut peu probant : il essayait en vain de m'appeler, et d'Italie, décrocher risquait de vider mon forfait, ce que j'ai fini par lui expliquer précipitamment au bout de trois appels, parce que je sentais bien qu'il devait se passer quelque chose et j'étais trop frustré de ne pas pouvoir savoir quoi. Il se résigna donc au SMS en toute fin de match, à l'heure pile pour moi d'entrer en scène. Gloire lui soit rendue comme à ma sœur (« La France est qualifiée!!! ») et à T., ainsi qu'à G., beaucoup plus sobre, et menaçant : « Nous y sommes. Next : Spain. » Je reconnus bien là son style subtilement branché, pas forcément éloigné de celui de L., maniant une certaine outrance poelvoordienne, cette certitude belgo-franchouillarde, avec brio : « C la méga gagne. »

Je n'oublierai pas ce Togo-France vécu au milieu des moustiques, au son d'un groupe douteux — ersatz teinté de punk atmosphérique de Rage Against The Machine — qui jouait avant nous. Alors que N. et A. lançaient les premières notes de Colder, j'étais en train de m'installer lentement et avec méthode, comme d'habitude, branchant ma petite table de mixage, fourrant les oreillettes en caoutchouc dans mes... oreilles, ajustant le volume du clic, et lisant les tout derniers messages, le téléphone portable posé à côté de la bière et des baguettes. L'équipe de France avait vaincu le signe indien, Zidane pourrait sortir la tête haute, et nous allions enfin vivre un vrai match de foot, un huitième de finale contre l'Espagne.

Irrationnel. Mais incomparablement excitant.


1 Contre la Corée, gueuler « Pédé de Coréen » passe, non sans provoquer une certaine gêne chez les autres spectateurs (et vos serviteurs T. et moi, qui tentâmes du coup quelques saillies anti-françaises pour tester l'humour des gros beaufs précités, sans succès), mais contre le Togo, il semble difficile de gueuler « Lâche la balle, connard de négro » sans s'en prendre une sévère dans la gueule. Mystères impénétrables du racisme.

Nikita Calvus-Mons le 27/06/06 à 01 h 32 dans Sportif-traître
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